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dimanche 24 mars 2024

AUTOUR DE BABEL. MAIS DE QUELLE COULEUR EST LE JAUNE D’ŒUF ?


 

Oui encore des souvenirs. Des souvenirs puissants. Avec les Découvreurs nous avons été parmi les premiers, sinon les premiers, dans le Nord à organiser des Babel de lecture au cours desquelles nous invitions un certain nombre de poètes le plus souvent d’origine étrangère à dire des textes en compagnie de jeunes. L’objectif étant, le plus souvent à l’intérieur d’un établissement, avec le concours des professeurs de langue de faire entendre le plus possible de langues différentes au cours des deux heures de la manifestation. Alors bien entendu pouvaient se rencontrer des jeunes gens disant un texte en anglais, d’autres en allemand, en italien, en latin, comme en grec, toutes langues enseignées sur place, mais aussi des textes en wolof, en mandarin, en arabe, en russe, en japonais, connus de tel ou tel élève particulier issu d’une culture étrangère. Je me souviens, ce devait être en mars 2001, qu’à une de nos toutes premières Babel organisée à Boulogne-sur-Mer, au Lycée Branly, nous avions accueilli le Ministre de l’époque Jack Lang qui, venu officiellement nous rendre visite pour quelques minutes, au tout début de la manifestation, resta finalement jusqu’au bout impressionné sans doute par le nombre et la diversité des intervenants. Nous avions en effet ouvert les portes de notre Babel à l’ensemble de la population boulonnaise, attirant des parents d’élèves, des étudiants et jusqu’à un petit groupe d’enfants venus de l’école primaire voisine. Je me souviens aussi que notre Proviseur de l’époque, peu favorable et c’est un euphémisme, à toute action à caractère artistique et culturel, n’avait, quant à lui, pas daigné honorer de sa présence notre manifestation.

Bien entendu une telle dépense d’énergie ne peut se réduire à la mise en place de ce qu’il est convenu d’appeler une « animation ». Elle ne me semble légitime qu’à la condition de se fonder sur la volonté réelle, de faire saisir au plus grand nombre ce que la différence des langues révèle de la nature profonde des relations qu’elles entretiennent avec le réel et par voie de conséquence la façon dont chacune contribue à sa façon à en enrichir, élargir, la compréhension.

Ceux que la question intéresse peuvent lire cet article : Pour Babel, du pain, des langues et des oiseaux.  http://lesdecouvreurs2.blogspot.com/2016/05/pour-babel-du-pain-des-langues-et-des.html  On y trouvera la réponse à la question posée dans le titre : quelle est la couleur du jaune d’œuf ?

vendredi 8 décembre 2023

RECOMMANDATION DÉCOUVREURS. REMPART CONTRE LA POÉSIE POLTRONNE : LA MER EN HIVER SUR LES CÔTES DE LA MANCHE DE JACQUES DARRAS AU CASTOR ASTRAL.

 

« On n’en finit jamais avec la mer ». Comme avec l’eau. Voire, comme, nous le dit et redit au fil de ses ouvrages, Jacques Darras, avec le regard, la pensée, la marche, les images, la poésie. Portés que nous sommes, par cet insatiable appétit de monde autour de nous. Que nous n’en finissons pas d’explorer. Quitte si l’espace ouvert aujourd’hui sur notre planète paraît s’être étréci, à nous relancer, qui sait, vers Mars[1] ou le champ toujours pour notre esprit, infini, des étoiles.

Affirmer que La mer en hiver sur les côtes de la Manche, plus qu’une somme récapitulative est un livre manifeste surprendra sans doute tous ceux qui rechigneront à lire la seconde partie, philosophique, réflexive, érudite, de l’ouvrage. Qui retraçant l’histoire des conceptions occidentales de ces grandes catégories de la pensée que sont l’espace et le temps aboutit, pour le dire à grands traits, à la revendication de la primauté de l’imagination sur la raison dans ce qui constitue notre vitale appropriation d’un réel en permanente mobilité. Dont la figure de la mer comme celle plus généralement de l’eau est pour Jacques Darras depuis longtemps l’éloquente, athlétique et poétique incarnation.

jeudi 21 janvier 2021

POÈMES VS PHOTOGRAPHIES. POUR PROLONGER NOTRE PLAISIR À LIRE JAMES SACRÉ.

CLIQUER POUR LIRE LA TOTALITÉ DU POÈME

Pour compléter notre tout récent Cahier de Poésie en Partages consacré à James Sacré, je vous propose de découvrir un texte extrait d’un de ses livres que je préfère, America solitudes, paru chez André Dimanche il y a maintenant un peu plus de 10 ans. Tous les textes dans ce gros livre qui se présente comme une sorte de road movie poétique à travers l’Amérique des États-Unis, sont intéressants. J’en ai choisi un évoquant avec humour l’un de ces objets qui nous est aujourd’hui devenu de plus en plus indispensable, notamment au cours de nos voyages : l’appareil photo. Dont on voit, quand on est par exemple un habitué de Facebook, que les productions sont infiniment plus populaires que les meilleurs poèmes. On y retrouvera facilement le rapport complexe que James Sacré entretient avec ce grand réel qui nous déborde ainsi qu’avec le temps qui n’en est finalement qu’une composante particulière.

Enfin j’aimerais adjoindre à ce moment Sacré, cette belle réflexion du philosophe Paul Audi sur ce qu’on appelle en art comme en poésie « l’expression » : « Exprimer quelque chose veut d’abord dire (ce « d’abord » est ici essentiel) s’exprimer soi-même et s’exprimer soi-même, manifester un pathos. Quel pathos ? Celui de la vie venant en soi au gré de son auto-affection incessante, mais qui ne souffrirait plus de se souffrir soi-même ».  Créer, Paul Audi, éditions Verdier, 2010, page 356, dans le chapitre intitulé Prendre la parole.

N.B.  La photo de James Sacré est de Jean-Louis Estèves.

 

lundi 21 septembre 2020

POÉSIE ÉTRANGÈRE. DEUX OUVRAGES À DÉCOUVRIR CHEZ LANSKINE.

 


Plus on lit de poésie plus on se dit que l’inventivité des hommes en matière de parole a quelque chose d’inépuisable. Tournant toujours autour des mêmes thèmes quand ce n’est pas autour des mêmes motifs, la parole pourtant s’y multiplie, se particularise, révélant des existences plongées dans des histoires, des conditions, des états, suscitant tout un éventail d’élans et de contre-élans, d’adhésions et de refus, par quoi se renouvelle indéfiniment ce champ particulier d’expression qui dit l’immense besoin qu’a l’homme de se montrer qu’il existe, qu’il est là. De rendre compte aussi peut-être d’une présence. D’une inquiétude, d’un questionnement. De donner corps à un transport, un vertige ou un abattement…

 

Mais qu’en est-il ensuite de cette multiple parole ? Dont c’est un lieu commun que de dire qu’elle reste aujourd’hui largement sans écoute. Poète, finira t-il par devenir bientôt le nom de qui ne se parle qu’à lui-même. Sans plus cet extravagant souci de se communiquer aux autres ?

 

Pourtant, j’aime assez ce que tente de faire comprendre le poète américain Charles Olson dans Projective verse, quand critiquant ce qu’il appelle le vers fermé ou les poètes du poème carré, pour ne rien dire de ceux dont les poèmes ne seront jamais que pommades mielleuses, il écrit qu’un poème en fait est « de l’énergie transférée », « de là où le poète l’a trouvée » jusque vers son lecteur. Ce qui implique que le poème n’est pas qu’un bel objet à contempler. Miroir ébloui de son créateur. Mais une espèce de machine à secouer. À exciter. À fournir au lecteur, comme on parle de fournisseur d’énergie, l’intensité qu’il recherche, d’une émotion.

 

En ce sens les deux ouvrages que je viens de recevoir des éditions LansKine qui s’imposent de plus en plus dans le paysage éditorial actuel pour la façon dont elles savent accueillir les formes les plus diverses de la créativité poétique sans la réduire aux frontières de l’hexagone [1], ces deux ouvrages, donc, le premier d’un poète danois, le second d’un poète du Cap (Afrique du Sud), sont parfaitement olsoniens. Projectifs. Le lecteur qui s’y plongera ne manquera pas d’en être remué. Tant le courant qui les traverse est fort.

 

Vache enragée [2], de Nathan Trantraal, écrit dans une forme particulière d’afrikaans (le Kaaps) utilisée par les « métis » des classes populaires du Cap, témoigne à sa façon des ravages que la  politique d’apartheid pratiquée par l’Afrique du Sud et la misère économique, sociale et morale qu’elle a générée, continue d’exercer sur certaines couches – on voit bien entendu lesquelles -  de sa population. Sur le mode souvent du récit, proche de la courte nouvelle [3], Nathan Trantraal, connu surtout pour être avec son frère André, auteur de bandes dessinées, raconte et décrit sans en gommer les détails les plus crus et les moins ragoûtants, les scènes effarantes, sordides mais parfois tendres ou grandguignolesques, qui ont rythmé sa vie d’enfant et d’adolescent, mis en contact permanent avec des êtres abîmés par l’alcool, la drogue, obsédés par le sexe et le besoin d’argent (voir extrait ci-contre).

On le voit une telle parole n’existe pas que pour elle-même. Elle porte témoignage et bien sûr dénonciation. Et sans nier la puissance d’affirmation personnelle dont dans un tel contexte elle est bien sûr chargée, sa visée reste bien évidemment de produire chez ses lecteurs quelque chose de l’ordre du choc et de l’ébranlement. Qui sans rien céder à la sentimentalité mièvre [4], n’exclut pas une forme bienvenue d’humour noir. Et d’attachement.

 

L’ouvrage du danois Mads Mygind, J’écris pour le matin clair, pourra paraître plus intimiste au regard de son collègue du Cap dont il se rapproche toutefois par une utilisation du vers comme forme très libre de prose coupée. Privilégiant également le récit, plongeant le lecteur dans un univers social globalement peu réjouissant ce n’est toutefois pas par là qu’il retient le lecteur. Effectivement, alors que les textes de Nathan Trantraal sont essentiellement de l’ordre du regard [5], de le re-création sociologique à vocation finalement documentaire et critique, ceux de Mads Mygind, plus intériorisés, tiennent eux de la conscience sensible, s’éprouvant au jour le jour, sans autre projet manifeste que de « s’appliquer à vivre quelque chose ». Tout, même le plus important, y est dit « juste comme ça » sans particulièrement viser ni à la profondeur, ni à l’authenticité. Sans rien en tout cas du pathos par lequel certains croient établir la preuve de leur abstraite sensibilité.

 

Qu’il mentionne l’amputation d’une tante, une femme qui se casse la jambe en descendant d’un bus, une idylle qui se rompt, un sac plastique qu’on agite au matin, une nuée d’oiseaux qui s’envole, un gamin dans le bus déclarant que tout est vrai, le froid qui paraît plus vif au-dehors qu’à l’intérieur du réfrigérateur, une vieille femme ayant peint sa télé en rayures noires et blanches, les hommes politiques qui blablatent à la télévision, une pomme à quoi il finit par penser tandis que tant d’autres choses se déroulent et continuent autour de lui leur existence, Mads Mygind propose une poésie qu’on dira paratactique dans la mesure où chez lui tout apparaît au premier plan sans que rien d’explicite y vienne introduire un semblant de hiérarchie. Ou imposer une idée forte. Ainsi fait-il s’enchaîner, et sans toujours de lien apparent entre elles, notations, impressions, réflexions, qui par leur vitesse, leur allant, leur façon de sauter de l’une à l’autre dans une sorte de zapping permanent, si ce n'est même d'urgence [6], me rappellent un autre précepte d’Olson, valable d’ailleurs aussi bien, pensait-il, pour la vie que pour le poème : « UNE PERCEPTION DOIT IMMEDIATEMENT ET DIRECTEMENT MENER À UNE NOUVELLE PERCEPTION. Ça veut dire exactement ce que ça dit, qu’il s’agit, en tous points […] d’avancer, continuer, vite, les nerfs, leur vitesse, les perceptions, même chose, les actions, les actes au quart de tour, tout le bastringue, fais-moi avancer tout ça aussi vite que possible, citoyen. »

 

S’ensuit que l’attention du lecteur se voit constamment éveillée, renouvelée, surprise. Et que, sans avoir à faire d’efforts particuliers pour en décoder la lettre, toujours résolument claire, ce même lecteur peut s’il le veut, faire par le poème, l’épreuve féconde toujours pour lui d’une double étrangeté : celle d’un être qui n’est pas lui mais dont, tout au fond, il est amené à se sentir le semblable [7], celle aussi plus subtile, de l’inquiétante proximité, pour chacun, de la vie de partout qui déborde. Ce à quoi la parole tente, sans en rajouter, de faire contrepoids, comme le montrent, je crois, les dernières lignes du livre :

 

je suis assis à la table de la cuisine et pense à mon grand-père

il est mort aujourd’hui

il est 3h37

j’écris pour le matin clair

 



[1] On notera que ces 2 ouvrages sont donnés en édition bilingue, chose suffisamment rare pour être non seulement signalée mais saluée. Le premier, celui de N. Trantraal dans une traduction de Pierre-Marie Finkelstein, le second, de M. Mygind, dans une traduction de Pauline Jupin réalisée avec le concours de Paul de Brancion.

[2] Le titre original de l’ouvrage paru au Cap en 2013,  Chokers en Survivors, renvoie aux tartines (chokers) de beurre de cacahuète avec de la confiture que le gouvernement sud-africain distribua à une certaine époque aux enfants des quartiers pauvres. Dans le poème qui porte ce titre à la fin du recueil, l’auteur évoque un jeune drogué qui lui rappelle le quatrième frère des Bee Gees, celui dit-il qui est mort d’une overdose de cocaïne. Ajoutant à son propos : «  c’est comme s’il n’était pas mort/ comme s’il était v’nu à Lavis/ s’était noirci le visage/ et avait payé la famille de ma mère pour qu’ils disent qu’il était leur frère// comme s’il avait troqué sa coke contre des pilules de mandrax/ son champagne contre une bière/ sa villa contre une maison miniature/ sa beauté contre une bête/ la scène contre le chantier naval/ les feux de la rampe contre l’obscurité/ le succès contre l’échec/ et le caviar contre des tartines de beurre de cacahuètes avec de la confiture »

[3] C’est là sans doute l’une des limites de cette forme de poésie à laquelle les puristes reprocheront de ne pas davantage exister comme le voulait d’ailleurs aussi Olson, pour l’oreille. L’oreille entendue ici comme puissance génératrice d’un sens non prémédité. Vue dans sa dimension, pour le poète, exploratrice.

[4] comme l’écrit lui-même Nathan Trantraal : «  s’il y a bien une chose sur laquelle on est tous d’accord/ c’est qu’on déteste tout ce qui est sentimental ».

[5] Il faut néanmoins prêter attention au fait que le regard posé par Nathan Trantraal sur le milieu dans lequel il a grandi est en fait un regard transposé, qui fait que le poème repose toujours sur un certain art de la mise en scène. C’est un adulte qui écrit pour l’enfant et l’adolescent qu’il se souvient avoir été et de manière bien sûr à ce que la scène qu’il reconstitue produise un certain effet.

[6] Que symbolise bien sûr ce passage où l’auteur évoquant des bouleaux brillant le soir dans un cimetière, précise qu’il écrit un poème sur l’un d’eux « sans pouvoir attendre qu’il soit devenu papier ». 

[7] Voir p. 23 : « j’ai l’air si confus/ dans la pénombre/ tout au fond/ je ressemble à un million/ d’autres »