Il a traduit de l’anglais et de l’américain, plus
de quatre-vingts livres, essentiellement du roman noir contemporain. Ses
traductions de Ellroy et de James Lee Burke ont reçu le prix de la traduction
de l’association 813. Il est aussi le traducteur d’Edward Bunker. Sans avoir
écrit lui-même un seul ouvrage en tant qu’auteur, Freddy Michalski est
considéré pourtant par certains comme l’un de nos meilleurs stylistes. Un grand
maître de la langue dont je reproduis aujourd'hui l'entretien qu'il m'avait donné pour le CRDP de Lille au début des années 2000.
Ce grand bonheur de ne pas connaître Vaugelas !
"C’est, comme souvent, par hasard, disons un hasard sollicité que je suis
devenu traducteur. J’ai toujours aimé la littérature dite noire, ou plus
simplement, ce qu’il était convenu d’appeler le polar. J’en ai lu des tonnes
pendant mes années d’université, ce qui m’a aidé, je suppose, à supporter
certains « pensums » qui, pour brillants qu’ils soient selon les
critères convenables, reçus et acceptés, ne m’emmerdaient pas moins très
copieusement. Ce qui ne signifie pas dans mon esprit que c’est une littérature
facile et simplement distrayante. Quand j’ai découvert Faulkner, c’était pour
moi un des sommets du roman noir. Et je n’en ai toujours pas trouvé
d’équivalent. Idem pour Céline. Toujours est-il que l’exercice de traduction
ayant toujours eu ma faveur, j’ai demandé, il y a maintenant quinze ans, à un
ami enseignant, Pierre Bondil, lui aussi traducteur de son état et dont je
savais qu’il connaissait personnellement François Guérif, aujourd’hui directeur
de collection chez Rivages, de penser à moi si d’aventure une traduction se
présentait. Il est arrivé un jour avec un livre qui suscitait chez lui quelques
réticences, c’est le moins qu’on puisse dire : il s’agissait de Blood on the Moon, de James Ellroy. En
me proposant de faire un chapitre d’essai. Le livre - ou son auteur, plutôt – a
suscité en moi des réticences similaires, mais en même temps, j’ai été emporté
par cette voix toute neuve, cet imaginaire hors du commun, et une construction
qui ne ressemblaient à rien de ce que je connaissais. J’ai fait l’essai, il a
été accepté, et j’ai traduit le livre, devenu en français Lune Sanglante. C’est ainsi que tout a commencé.
Mon choix de la littérature noire est
délibéré. La littérature blanche, par opposition, particulièrement en France,
m’apparaît beaucoup trop nombriliste, complaisante, psychologisante à outrance,
sans parler de sa fascination caricaturale pour ce que je qualifie de
psychanalyse de supermarché. La littérature noire, en revanche, m’apparaît
ancrée elle dans sa réalité, sociale, économique, juste témoin de son temps, de
la même manière que Balzac ou Zola ont été les témoins, défenseurs,
illustrateurs de la vie de leur temps. Quand j’ai le malheur de lire un
« roman français contemporain », les bras m’en tombent : on
croirait que tous les auteurs ne rêvent que d’écrire comme Balzac, dans un
français précieux et suranné, à croire que Proust, Joyce, Céline, Faulkner
n’ont jamais existé. J’en ai pourtant essayé. Il en reste peu. En outre, je
suis très sensible à la langue, ses inventions, son potentiel de création
incessant, et c’est une chose que je trouve et dont je me délecte dans le roman
américain, policier, noir, ou autre. L’Amérique a eu le grand bonheur de ne pas
connaître Vaugelas.
Les
problèmes spécifiques que cette littérature pose au traducteur sont liés
justement à une langue qui se soucie peu de règles cartésiennes, l’américain,
essentiellement, et qui crée, sans ambages ni regrets ni orgueil particuliers,
face à une autre langue qui s’embarrasse toujours de corsets et d’armures,
comme si elle rêvait toujours à un paradis perdu d’une langue disparue. Les
mômes de banlieue ont plus de potentiel créatif que l’académie, ou les
critiques littéraires. En outre, la musique des deux langues est tellement différente
que c’est toujours une gageure que d’essayer de donner au texte français un
pouvoir évocateur aussi chargé que le texte d’origine.
La
familiarisation, quant à elle, est venue avec le temps et les lectures. Et il y
en a eu beaucoup. San Antonio, que j’ai jadis beaucoup aimé, m’a ouvert des
horizons que je ne soupçonnais pas. Simenon, pour sa simplicité. Jim Thompson,
pour son tragique désespéré et drôle. Et beaucoup, beaucoup, de ce qu’il est
convenu d’appeler les sous-littératures. La lecture des premières traductions
de Série Noire également. Ainsi que toutes mes découvertes (universitaires au
départ) de la littérature anglaise : Shakespeare, Conrad, James Joyce et
William Blake sont des monuments pour moi inégalables, à des titres très
opposés.
Le problème des parlers régionaux est
relativement simple : quand j’ai commencé à traduire James Lee Burke, je
lui ai téléphoné pour savoir ce qu’il voulait faire en utilisant un cajun un
peu simplifié chez certains de ses personnages. Lorsqu’il m’a répondu qu’il
voulait simplement démarquer certains personnages de par leur culture ou leur
éducation, ou manque d’éducation, j’ai renoncé à utiliser le cajun, qui aurait
demandé un gros appareil de notes, la langue étant complètement différente du
français contemporain. J’ai opté pour des approximations de ch’ti mi à cause
des ressemblances de structure, de contrepoints et de rythmique, une certaine
similitude dans la musique et les sonorités.
Le cas de Docherty est plus simple encore : quand j’ai rendu ma traduction,
une autre traduction de Docherty
était parue aux Presses Universitaires de Grenoble, par un universitaire de
Strasbourg, ce qui a retardé de quelques années la traduction parue chez
Rivages. William McIlvanney faisait parler les mineurs en dialecte écossais,
marquant ainsi de manière délibérée la différence de classe et de culture. Je
n’ai rien reconnu du parler des mineurs dans la traduction parue à Grenoble. La
décision s’est imposée d’elle-même : je connais la patois ch’ti, je l’ai
pratiqué – il a été ma langue après le polonais – et j’ai vécu toute ma
jeunesse chez les mineurs. C’était aussi une manière de rendre hommage à ces
hommes dont j’ai compris tardivement qu’ils avaient été les esclaves de notre belle république. En entendant lire
les dialogues, j’ai réentendu les voix qui ont bercé mon enfance. Et le
décalage entre les deux langues est à mon sens aussi juste en français qu’en
anglais
J’ai la chance de pouvoir choisir les livres que je traduis, ayant un
autre métier. Donc le découragement n’entre pas en ligne de compte. Petit adage
arrogant : en traduction, il n’y a pas de problèmes. Il n’y a que des
solutions. Disons que ce qui me guide
dans mes choix se résume à un mot : plaisir, souvent lié à une certaine
perception de la difficulté inhérente à la chose à traduire. Un style, une
vision, une voix, une nouvelle manière, ou une manière originale de percevoir
et de rendre compte de la réalité. Tout a été dit, et écrit. Et on continue à
lire, et à écrire. Un imaginaire qui voit plus loin, et donc qui ouvre plus
avant, des mots un peu tordus qui te font sentir un petit au-delà des
banalités, une musique qui traîne dans tes oreilles un peu plus longtemps, qui
s’attarde et fait naître des images ou des associations incongrues, un plaisir
et un amour de la langue, voilà un peu les critères qui me guident. Les livres
que je préfère ne sont pas forcément ceux qui se sont les mieux vendus. Mais
c’est ainsi.
Je
ne suis pas un écrivain frustré. Il m’arrive d’écrire, des choses courtes, très
alambiquées parfois, par pur plaisir des mots, mais je n’ai pas un imaginaire
de romancier. Et j’ai trop de passions en à-côté pour me sentir frustré en quoi
que ce soit. Avis très personnel : il y a bien trop de livres qui se
publient, souvent pour de simples raisons de marché, pour occuper la place, ou
parce que l’air du temps – et les médias – les commandent. Les gens, donc les
éditeurs – devraient relire plus souvent Les
Lettres à Un Jeune Poète de R.M.
Rilke. Ils y trouveraient peut-être la raison qui peut pousser un homme à
écrire. Je préfère le dessin, la peinture, la gravure, et autres activités
directement manuelles, quant à moi, comme moyens d’expression personnels. Je
doute que tu voies un jour mon nom sous le titre d’un roman d’auteur. La
traduction me suffit. Peut-être parce que ses difficultés sont plus
circonscrites ? Qui sait ? J’aime écrire à mes amis. C’est tout. En
outre, je ne connais guère de grands, très grands romanciers contemporains.
Alors, tant qu’à faire, pourquoi se leurrer, et rajouter un livre de plus à la
marée qui envahit chaque année les étals des soldeurs ?"
Propos recueillis par Georges Guillain
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