NICOLAS POUSSIN L'HIVER OU LE DELUGE |
Je
lis, avec toujours le même intérêt, dans la dernière livraison du Flotoir de Florence Trocmé, sa
mise en cause de la malheureuse tendance de l’époque à ce qu’elle appelle la saturation : une certaine propension
des beaux esprits encombrant aujourd’hui les media, à nous accabler de mots. À
ensevelir l’esprit sous les images. Rigidifier à tel point les consciences
qu’elles en deviennent incapables de déployer leur imaginaire propre.
"words, words, words !"
Mortifère, la prolifération des mots, des sons et des images, qu’aggravent encore les possibilités infinies que lui offrent les miracles technologiques accomplis au cours de ces dernières décennies, serait ainsi le signe d’une civilisation dépassée par ses propres pouvoirs. Une civilisation dont les productions pèseraient à tel point sur elle qu’elles auraient l’effet de ces exosquelettes finissant par étouffer ou paralyser le corps qu’ils avaient à l’origine vocation à protéger.
Cette
vision n’est pas fausse bien sûr. Et nous voyons bien par nous même à quel
point les mots – words, words, words !
- divorcent aujourd’hui de plus en plus
d’avec la conception que nous avons de la parole . Pour devenir des corps vides.
Toutefois
ce Déluge d’images, de mots qu’à
juste titre déplore Florence Trocmé, et qui la conduit à songer avec un peu de
nostalgie à ces époques villageoises qu’elle affirme peut-être un peu vite, être
de peu d’images et de sons, m’amène quant à moi à me retourner vers ce qu’en
dit de son côté l’oeuvre à mes yeux immense de Jean Giono. À la problématique
fondamentale qui la sous-tend de la perte et de l’avarice. Qu’illustre tout
particulièrement l’un des ses livres, à
mon sens trop mal connu du grand public, Noé.
"tout clos, tout maçonné, tout cimenté"
Loin
de poser le monde dont il parle, comme pauvre et lent, Giono le conçoit comme
une matière informe, une sorte de magma primitif, tout traversé de forces, en
continuelle germination, dans quoi l’homme pris, lui, dans son corps « entièrement fermé, tout clos, tout maçonné,
tout cimenté » comme il l’écrit dans l’Eau vive, n’aspire qu’à se fondre. À se perdre. C’est ce que
décide, on le sait, son héros Langlois, qui à la fin du Roi sans divertissement, se fait exploser pour prendre « enfin les dimensions de l’univers ».
Cet
univers panique, sans forme et inhumain, qu’il conçoit comme un Déluge d’énergies qui menace à chaque
instant de l’engloutir et défie a priori toute capacité ponctuelle de
représentation, Giono réalise avec Noé qu’il est possible de lui riposter
sans se perdre, par une façon d’accumuler propre. Soit, pour l’écrivain qu’il
est : un Déluge personnel de
formes. À la condition bien entendu que ces formes ne soient ni fermées ni
creuses. Et qu’elles parviennent à « séduire
et capter » comme l’entendait également Artaud, les forces, les
fluides profonds qui parcourent le monde.
Arche d’alliance avec le Monde
Pas
question donc pour Giono d’installer autour de lui un décor, un « diorama, un vaste paysage en réduction dans
un petit espace » comme ce paysage de trains électriques à la vitrine
du magasin de jouets qu’évoque Florence Trocmé à la fin de sa livraison. Non, à
l’illimitation du monde réel, l’écrivain doit faire correspondre toute la
démesure de sa propre imagination. D’où la prolifération de ses personnages,
l’abandon de la linéarité du récit, les multiples emboitements narratifs
et l’incessante métamorphose des
lieux et des images... qui vont caractériser ce monstre littéraire magnifique
qu’est au fond Noé.
C’est
ici qu’intervient l’avarice. Qui n’a bien sûr rien à voir avec celle
d’Harpagon ! Ce n’est pas l’avarice qui nait de la possession matérielle
des choses. Ni coffre-fort, ni cassette, c’est une Arche. Une arche d’alliance
avec le Monde, emplie de toute la diversité sans cesse renouvelée, inépuisable,
des formes dont l’imagination, traversant le coeur, a su produire l’émouvant et
mouvant reflet.
Pour inciter nos lecteurs à
lire cet ouvrage de Giono nous proposons en téléchargement un long extrait
correspondant à un passage essentiel : celui où le narrateur parti à la
cueillette de ses olives commence à théoriser la notion d’avarice dont il
découvre en lui la puissance.
Cet
extrait est accompagné d’une belle reproduction commentée d’un rare tableau de
Simon De Meyle représentant l’Arche de Noé sur le mont Ararat.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire