lundi 14 septembre 2020

SUR LE NUMÉRO 41 DE LA REVUE CONTRE-ALLÉES. RECONNAÎTRE ET DÉCOUVRIR.

Edouard MANET, Branche de pivoines blanches et sécateur, Orsay

Comme le rappelle Romain Fustier dans son éditorial, « l’amateur de poèmes, […] ne se réduit pas […] à un consommateur. Ce qu’il quête, c’est la relation ». On ne saurait lui donner tort. Et parmi ces relations qu’entretient la poésie il en est une qui débordant parfois largement les textes, est de nature purement humaine, amicale souvent, qui fait qu’à travers l’intérêt qu’ils portent, diversement parfois, à la poésie, ce sont des hommes et des femmes qui, partageant des écoutes, échangeant des paroles, se rencontrent. Se croisent.

C’est justement le propre d’une revue que d’y faire, sous un même sommaire, se côtoyer des auteurs accomplis ou toujours en recherche, d’horizons différents, qu’un lecteur tant soit peu averti, peut reconnaître mais aussi découvrir. Sauf exception, ces numéros de revue n’ont rien d’impérissable mais ils se sont faits pour quelque temps l’asile, le toit, d’écritures qui voient là dans un monde toujours peu enclin à les accueillir, la chaleur réconfortante d’un peu de reconnaissance.

Ce n’est pas rien pour moi que de lire ainsi dans ce dernier numéro de Contre-Allées, les textes ô toujours combien savoureux d’un Jacques Darras que j’ai le grand bonheur de connaître d’amitié depuis bien des années et de découvrir quelques pages plus loin les poèmes tout neufs habités de tendre mélancolie d’Anne Brousseau qui édita il y a une petite quinzaine d’années l’ouvrage par lequel je me suis enfin reconnu vrai poète. Ses courts textes sur les divers modes d’apparaître du jardin, la façon dont elle en fait l’espace de confidences simplement murmurées, le fait de la voir se révéler à son tour en poète, me touchent plus que je ne saurais dire.

Comme me touchent aussi les Poèmes à deux voix de Christian Degoutte que je n’ai croisé qu’une fois à Montreuil-sur-Mer dans une soirée poétique un peu étriquée comme il y en a tant, mais dont m’a plu l’aptitude qu’il a à tisser entre les merveilles modestes d’une nature dont il se sent proche et les profondes réalités de notre humaine condition, des liens qui ne soient pas de simple jeu. Pour paraître et briller.

 Je ne dirai rien de la discrète vibrance des empathiques poèmes de Maud Thiria qui vient de m’envoyer son livre Blockhaus publié par Aencrages & Co, que je me propose de lire attentivement avant d’en formuler plus largement mon sentiment. Ceux d’Isabelle Sancy et de Christine Bouchut que cette fois je ne connais vraiment pas ne me semblent pas dénués de sensibilité ni, comme c’est le cas naturellement des auteurs choisis par l’équipe de Contre-Allées, d’un sentiment certain de la chose nature. Plus sec chez la seconde qui peut-être aurait avantage à ne pas s’enfermer dans un vocabulaire à mon sens trop générique. Plus large chez la première qui davantage joue des ressorts trop souvent dédaignés de la ligne mélodique. Et bien sûr que j’aimerais pouvoir être plus précis, plus attentif pour mieux parler de ce qui visiblement ici, c’est-à-dire à l’intérieur de chacune de ces voix, a porté comme toujours de la vie, de la vie éprouvée, vers son pendant hasardé de parole.

Puisse donc bien des voix plus autorisées que la mienne dire de leur côté tout le bien qu’elles pensent du numéro 41, de cette constante et bien fournie petite revue qui sans arrogance ni fanfaronnades et dans un bel esprit d’accueil, continue de porter haut son exigence de poésie. 

vendredi 11 septembre 2020

SAUVER LES GRAINS DORÉS DU MONDE. DONA D’EMMANUEL MOSES CHEZ OBSIDIANE.

 

Dessin de Frédéric Couraillon
Dessin de Frédéric Couraillon pour Dona.

Emmanuel Moses est un auteur prodigue chez qui la parole est si bien aboutée à la vie et inversement que tout avec lui peut devenir poème et que chacun de ses poème fait signe en profondeur vers la vie. Car rien n’existe jamais qu’en surface pour lui. Un miroir dont le reflet qu’il vous renvoie perturbe, le lourd langage des cloches que personne n’entend plus, les trompettes d’or du soleil matinal succédant à la pluie du soir venue mouiller les rues, la cigarette qu’une femme allume, sous une nuit de printemps toute brillante d’étoiles, éveilleront chez lui autant d’échos qu’une page de Platon, ou une autre de Goethe, ou les images revenues de ces fantômes chers dont les noms connus et inconnus font l’objet de dédicaces qui de Michel Deguy à Pascale Ogier, témoignent encore à leur manière de l’extrême diversité de ses attachements. Mouvante et mosaïque, la poésie d’Emmanuel Moses se déploie par ailleurs dans un vers qui n’étant – même souterrainement - marquée d’aucun mètre évident, n’affichant aucun jeu de rime construit, suit comme un « mouvement au-delà du mouvement » qui la rend plastiquement toujours inattendue, tendant vers la pensée, sans que sa trompeuse facilité, sa grande liberté, l’apparentent jamais à ce qui pourrait, chez d’autres, vite tourner au simple bavardage.

Avec Quatuor, paru l’an passé au Bruit du temps, Emmanuel Moses montrait à quel point son œuvre est occupée par la pensée de la mort. De la perte. Et de la disparition. Avec Dona, qui est un livre moins construit et sensiblement plus court, ne regroupant qu’une quarantaine de poèmes dépassant rarement et de peu les limites de la simple page, Moses s’attache davantage à mettre en évidence la « précieuseté » comme il aimerait toujours qu’on l’appelle, de toutes ces choses, ces dons, par quoi peut se goûter dans notre monde le bonheur d’être en vie. Empruntée à Virgile, l’épigraphe qui donne son titre au recueil - Dona dehinc auro (ensuite des présents d’or) – place d’ailleurs subtilement l’ouvrage tout autant sous le signe de ces biens merveilleux qui nous sont offerts que de l’arrachement à tout ce que d’un autre côté, aussi, on aime [1]: le passage de l’Enéide auquel la citation réfère correspondant justement au moment où son navire tout chargé des innombrables et somptueux présents que ses proches lui ont offerts, le fils d’Aphrodite et d’Anchise doit pour toujours quitter une patrie qu’il ne reverra plus.

Une sourde mélancolie vient donc le plus souvent voiler ces poèmes où ce qui cherche à se célébrer apparaît généralement au passé comme dans ce beau poème sur la neige, présenté en hommage à Clément Marot que j’invite le lecteur à lire ci-contre dans sa totalité. D’autant que ce passé est historiquement aussi lourd de toutes les catastrophes, les barbaries qu’aucun progrès ne peut nous épargner. Ainsi, comme  l’Angelus Novus de Paul Klee que commenta Walter Benjamin [2], la poésie d’Emmanuel Moses se porte vers l’avenir en se tournant vers le passé. Ces « grains dorés du monde » qu’il importe toujours, malgré tout, de sauver.  Car si le paradis est bien derrière nous,

son souvenir nous porte et nous entraîne

Sans lui que serions-nous qu’une bale de blé roulée par le vent ?



[1] Reproduits en noir et blanc, les souvent énigmatiques et très beaux dessins de Frédéric Couraillon, qui accompagnent l’ouvrage, sans en être jamais l’illustration mettent l’accent sur cette ambivalence profonde. À travers le mouvement généralement appuyé de ses formes, les forts contrastes de valeur qui cependant les équilibrent et les multiples suggestions d’espace qui leur confèrent la plupart du temps une dimension cosmique.

 

[2] « Il existe un tableau de Klee qui s'intitule «Angelus Novus». Il représente un ange qui semble sur le point de s'éloigner de quelque chose qu'il fixe du regard. Ses yeux sont écarquillés sa bouche ouverte ses ailes déployées. C'est à cela que doit ressembler l'Ange de l'Histoire. Son visage est tourné vers le passé. Là où nous apparait une chaîne d'événements, il ne voit, lui, qu'une seule et unique catastrophe qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite ses pieds. Il voudrait bien s'attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a été démembré. Mais du paradis souffle une tempête qui s'est prise dans ses ailes, si violemment que l'ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l'avenir auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui s'élève jusqu'au ciel. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès. » Walter Benjamin. Sur le concept d'histoire, IX, 1940. Gallimard, Folio Essais, 2000, p. 434.

 

 

 


mercredi 9 septembre 2020

RECOMMANDATION DÉCOUVREURS. PASTORAL DE JEAN-CLAUDE PINSON.

Paul SIGNAC, Au temps d'harmonie, Lithographie, Houston, Texas.


 Je sais gré, depuis de très longues années à Jean-Claude Pinson, d’avoir, notamment avec Habiter en poète et à une époque où cela ne semblait plus aller de soi, redonné foi en une poésie qui, sans bien sûr oublier les conditions essentielles de sa matière de langue, ne renonçait pas à se vouloir et se chercher toujours au monde, dans un souci permanent non de l’imiter, de le représenter mais de le refigurer de manière intelligente et sensible dans toute la puissance et la portée de l’élan créateur qui pousse l’homme à sortir de soi pour s’inventer une soutenable et vivante demeure. Pastoral que viennent de publier les éditions Champ Vallon, reste dans cette ligne par quoi la poésie, bien au-delà souvent des œuvres qu’elle produit, s’impose à mes yeux comme une politique profonde. Une forme particulière de santé. Á la fois physique et morale. Pour l’individu isolé comme pour la collectivité tout entière qui s’appelle l’Humanité.

En nous ramenant à ce lien essentiel que nous entretenons avec la Nature, envisagée non comme ce pittoresque magasin d’images dont on emprunte la marchandise pour produire des sentiments convenus, mais comme cette puissance traversante de vie dont toute existence sur notre terre enfin procède - Physis ou Gaïa, qu’importe – l’ouvrage de Jean-Claude Pinson fixe à la poésie autre chose qu’une mission. Il en fait une fonction de l’être. Qui à l’intérieur d’un langage de langues qui aujourd’hui séparent peut-être beaucoup plus qu’ils relient, tente de refaire parole ou voix. À la vie, comme au corps, abouchée.

On ne s’étonnera pas alors que les poètes dont nous parle Pinson ne soient pas ces petits « Anacréon de province » qui comme l’écrit Bourdieu voient dans « la reproduction lettrée » l’occasion d’entrer à peu de frais dans ce champ littéraire dont ils convoitent démesurément les rentes symboliques mais des poètes qui se font une bien plus haute représentation de leur travail d’écriture. Car il en va nous dit Jean-Claude Pinson de bien autre chose que de décorer d’illusoire façon les salles du théâtre mondain où nous nous produisons. Il en va possiblement de notre survie. De ce que nous serons capables, nous tristes dissipateurs, de sentir à nouveau, pour les mieux partager, les libérer, de toutes ces énergies dont nous sommes tissés. Qui s’appellent la Vie, la Nature. Dont il faut inventer « ces chants pastoraux nouveaux » écrit-il, dont nous avons tant besoin.

Lire un extrait du livre de J.C. PINSON



lundi 7 septembre 2020

RETOMBER DANS LE MONDE. LA POÉSIE MALGRÉ TOUT. POUR FUIR AUTANT QU’IL EST POSSIBLE LA TRISTESSE D’EXISTER.

 


Au moment où d’aucuns qui pourtant jouissent toujours sur le net et les réseaux sociaux d’une enviable visibilité s’interrogent [1] sur l’intérêt de poursuivre leur tâche devant la forte concurrence produite par ces mêmes réseaux et les habitudes surtout de consommation superficielles et narcissiques qu’ils engendrent, que dirai-je moi, pauvre hère, qui depuis des lustres et des lustres, voit l’incessant travail de pensée – de pensée sensible - que je mène, n’intéresser toujours, à ma connaissance, qu’une poignée de personnes qui de plus ont, pour la plupart, la discrétion de ne pas trop me faire savoir ce qui les retient ou les a retenu, à la lecture des quelques pages de moi qu’ils ont pu feuilleter.

 L’existence de Retomber dans le monde, qu’avec les éditions LD, j’ai conçu pour être accompagné par les œuvres plastiques de Michèle Riesenmey, découvertes par l’intermédiaire d’un ami commun, m’importe plus à moi, j’imagine, ainsi qu’à l’artiste qui y a collaboré, qu’à tous ceux dont la vie, j’en suis bien conscient, ne sera en rien modifiée par sa lecture. La  question de l’habitation des choses et de la langue qui s’y trouve agitée – c’est bien le mot – est une question qui n’est en rien nouvelle et ma façon, musicale, « musaïque [2]» qui sait, de la traiter n’a valeur de réponse que singulière. Sans que le mot de réponse ici ait valeur de solution. 

Pourquoi alors venir sur ce blog attirer l’attention des quelques dizaines de personnes qui viendront s’y pencher ? C’est sans doute qu’il nous faut fuir autant qu’il est possible, la tristesse d’exister. Tristesse qui nous viendrait d’avoir à limiter pour toutes les raisons qu’on sait, notre puissance, même impuissante, d’être ou de vivre. Il y a de la joie, une vraie joie, comme Giono parlait des vraies richesses, à créer. Sans calcul. À partager. C’est là le signe comme l’ont dit bien d’autres, d’une santé morale, peut-être aussi physique, qu’il importe de ne pas laisser s’abîmer, s’éteindre. Et permet surtout d’affronter aussi bien la sourde petitesse que les éclatantes abominations, les limites aussi toujours plus indécises de notre condition. 

D’où nous est à chaque instant donnée la possibilité de retomber dans le monde. Sans en être écrasé.

 N.B.

Cet ouvrage d’une petite trentaine de pages n’étant tiré qu’à 100 exemplaires pour certains accompagnés d’une œuvre originale de Michèle Riesenmey,  nous ne ferons pas de service de presse. En revanche chacun pourra à sa guise feuilleter l’ouvrage dans une version produite sur CALAMEO. Cliquer ici :  https://www.calameo.com/read/00620322744892c8ccb7e?authid=F919LcpzAjGJ



[1] Je fais ici bien sûr allusion à Angèle Paoli qui avec son compagnon, Yves, ont construit depuis plus de quinze ans avec leur blog terresdefemmes, cet exceptionnel espace d’enregistrement et de découverte d’une large partie de la poésie contemporaine qui complète assez bien - les goûts et les choix n’étant pas les mêmes - cet autre monument connu sous le nom de POEZIBAO. Bien sûr aussi j’ai bien conscience de mettre ici sur le même plan des réalités qui ne sont pas de même nature. Toutefois je ne fais pas, en ce qui me concerne une distinction si radicale entre le travail de poète et celui de critique. Si je comprends bien qu’on peut se lasser de mettre toute son énergie au service des autres ou des débats souvent formels d’idées, l’exercice critique, en tout cas tel que je le plus souvent je le pratique, est une façon de me relier par la parole à la vie, et l’expression d’un engagement où je mets plus que ma culture et mes facultés tout intellectuelles de jugement. En ce sens, c’est bien à moi que d’abord il apporte.

[2] Au sens où l’emploie le philosophe italien Giorgio Agamben, dans La musique suprême, Musique et politique, in Qu’est-ce que la philosophie ?  

vendredi 4 septembre 2020

LIRE ENCORE SHARON OLDS. ODE À MON COU DE VIEILLE.


Comme l’écrit Tristan Hordé dans un article de la revue en ligne Sitaudis [1], les odes de Sharon Olds, du moins une bonne partie d’entre elles, semblent à première vue reprendre la tradition bien connue du blason : Ode au clitoris, Ode au vagin, tels sont en effet les titres des 2 premiers poèmes de ce recueil excellemment traduit de l’anglais (américain) par Guillaume Condello. Toutefois, précise bien Hordé, ces blasons, « écrits par des hommes, presque toujours sur des parties du corps féminin, ce sont avant tout des jeux littéraires, chacun rivalisant d’esprit dans la description. Les odes de Sharon Olds, à propos de l’anatomie des hommes et, plus souvent, des femmes [n’ont] pas seulement [pour objectif] de célébrer le corps, et souvent de manière à choquer le lecteur qui attendrait de l’ode quelque chose de lyrique (définition minimale aujourd’hui du genre), mais de placer les descriptions dans la société contemporaine […] d’écrire à propos de l’expérience humaine. »

L’exemple que nous donnons ici touche d’ailleurs davantage à la tradition inversée du Contre-blason et de façon plus large encore à cette pratique illustrée aussi bien par les Regrets de la Belle Heaulmière de François Villon que par la Vénus Anadyomène de Rimbaud, qui, à l’espace ouvert par le culte idéalisé de la beauté physique oppose avec des intentions diverses, l’exposition le plus souvent poussée jusqu’à la caricature, des laideurs d’un corps soumis aux affres de l’âge ou de la maladie.

Chez Olds, toutefois, le profond matérialisme qui l’anime (voir l’allusion finale aux muses) va de pair avec une perception réellement élargie de son être au monde, qu’elle situe non seulement dans le temps long de la perpétuation de l’espèce (vers 18-19) mais dans celui beaucoup plus vaste encore, cosmique, de la formation de la terre ( voir les métaphores géologiques : synclinaux, anticlinaux, croute terrestre, qu’on aurait tort de simplement lire comme des exagérations comiques).

On regrettera que la pudibonderie toujours à l’œuvre, voire de plus en plus, au sein de l’institution scolaire, empêche que pour les initier à la poésie, un tel recueil soit soumis à la curiosité de nos adolescents qui sûrement y trouveraient bien plus de matière à former avec intelligence leur vision des choses de la vie que dans un certain nombre de textes qui leur sont proposés.



[1] https://www.sitaudis.fr/Parutions/odes-de-sharon-olds-1593754618.php

 



[1] https://www.sitaudis.fr/Parutions/odes-de-sharon-olds-1593754618.php

  

mercredi 2 septembre 2020

LIRE SHARON OLDS ! ODE AUX TRENTE-HUIT DERNIERS ARBRES VISIBLES À NEW YORK DEPUIS CETTE FENÊTRE.

 

Ce monde n’est pas notre monde avec des arbres dedans. C’est un monde d’arbres, où les humains viennent tout juste d’arriver.

Richard Powers, L’Arbre Monde 


J’avais rapidement signalé, je crois, lors de sa récente sortie, l’importance à mes yeux, de la publication par le corridor bleu du premier livre traduit en français de la poète américaine Sharon Olds. Depuis, je constate avec plaisir que cet ouvrage ne laisse pas indifférent et qu’il semble, si l’on en croit les notes de lecture qui lui sont consacrées, trouver dans différents milieux, des lecteurs attentifs. 

Parmi celles qu’il m’a été donné de voir, je renverrai tout particulièrement à la recension offerte sur POEZIBAO par Sébastien Dubois, qui me paraît des plus éclairantes. Je partage en effet l’idée qu’il se fait à son propos d’une « poésie profondément biologique » qui passé le caractère à première vue provocateur des sujets qu’elle aborde va bien au-delà des questions propres à la féminité pour s’élever à une conception des plus élargies de la vie qui ne s’arrête en rien aux frontières de notre petite et si brutale humanité.

Ce que montre bien par exemple et avec la plus grande clarté, le poème ci-dessous que le lecteur de l’ouvrage rapprochera d’un autre texte de la fin du recueil intitulé Ode au pin [1] et que ceux qui également le connaissent ne manqueront pas de relier au fort roman de Richard Powers, l’Arbre Monde dont de nombreuses pages évoquent l’implacable destruction dont furent et sont toujours victimes les arbres dans ces États-Unis qui pourtant leur doivent tellement.

On notera au passage à quel point cette poésie, soucieuse ici de ce qu’on appelle la nature mais qu’il faudrait sans doute appeler simplement le vivant, repose sur une pensée pleinement informée de ce qui la constitue, la fonde et nous relie, historiquement, politiquement, organiquement, à elle. On est loin ici de cette utilisation des mots de la nature comme pâte à modeler ne visant comme le dénonce Jean-Claude Pinson dans Pastoral, qu’un simple effet esthétique.

 

ODE AUX TRENTE-HUIT DERNIERS ARBRES VISIBLES

à NEW YORK DEPUIS CETTE FENÊTRE

 

Mille fenêtres les toisent.

La cime de l’un d’entre eux ressemble à une montagne de granit

qui s’effrite, par strates, en un millier de respirations

chaque jour. Un autre, vu d’en-haut, a l’air d’une bombe,

d’un obus explosant en un millier de pétales.

Celui-là, c’est une florissante colonie de fourmis

vertes, broyant du bois, un millier d’ouvrières ;

celui-ci, on dirait un essaim de chrysalides qui se tortillent,

et cet autre ressemble à l’explosion d’un pétard, vert vif, un

idéogramme chinois nettement

dessiné sur chaque fragment, un millier de mots,

et cet autre encore, à un millier de grues de papier,

émeraudes ou jaunes. Il y a des centaines d’années,

par ici, on utilisait le frêne pour faire

un sucre rude, plus tard pour faire

des battes de base-ball, et de l’autre côté du Pacifique

les États-Unis imprimèrent des silhouettes humaines,

comme des frênes en cendres, sur les trottoirs. Les épines

du févier d’Amérique servaient d’aiguilles, de pointes de lance,

le robinier, de piquets de clôture — et le lièvre

variable, la tourterelle triste, en mangeaient

les graines. Les chênes donnaient des glands, pour manger,

et pour engraisser les porcs — « la loi prévoit

que quiconque détruit ou blesse sans raison

un chêne paiera une amende en rapport avec la taille de

l’arbre et de sa capacité à porter des fruits. »

Maintenant ce que font les arbres, surtout,

c’est : respirer avec nous, nous offrir une respiration

artificielle naturelle.

Ils seront tous coupés à la taille, les branches

partiront avec les jambes et les bras, comme toujours,

dans la broyeuse.

L’orme, qui jadis nourrissait la perdrix et l’opossum,

s’en sort tout seul, tant qu’il le peut encore,

il n’assistera pas au massacre,

il est mort la semaine du décret.

Plusieurs de ceux qui font les décrets vivent à portée de vue

de ces êtres antiques, et l’un d’eux,

qui voit ce bosquet chaque jour, a le

pouvoir d’empêcher ce bûcher, de faire respecter

sa tutelle sur cette tonnelle, sur cette terre

et sur l’air, et sur l’eau, sur ce feu verdoyant.



[1] Qui se termine par ces vers :

Et maintenant j’étais assise juste

à côté de lui, avec l’impression de remonter

d’espèces en espèces, vers le pin et vers

celles dont nous descendions tous les deux, la

fougère, la cellule verte – le soleil,

la matière d’étoiles dont nous sommes faits.

 

mardi 1 septembre 2020

ÉCRIRE DANS L'AMITIÉ DES LIVRES. DOUCEUR DU CERF DE MARIE HUOT.

 

J’entreprends ici de redonner certaines de mes notes de lecture que la suppression de mon ancien blog par son fournisseur, ont rendu inaccessibles. Occasion de revenir sur des ouvrages et des questions que je crois non dépourvus d’intérêt.

 

Écrire dans les marges d'une œuvre, comme se l'est proposé Marie Huot dans Douceur du cerf, est une entreprise risquée. A fortiori si cette œuvre présente l'ampleur écrasante et la diversité de celle d'un romancier comme Jean Giono qui, de Colline, son premier roman publié, à l'Iris de Suse, son dernier, voire à Dragoon qu'il a laissé inachevé, a multiplié les personnages, les formes, les perspectives et même les époques, à travers une écriture qu'il a voulu jusqu'au bout en permanente invention.

 

On s'émerveillera donc de voir les 32 courts poèmes de Marie Huot s'aventurer dans une telle entreprise. D'autant qu'elle y conjugue la volonté de "tisser" aux histoires du formidable romancier celles de ses "chers disparus", notamment un grand-père marin dont la mort survenue un jour tout apprêté pour la joie fut pour l'image que l'auteur se faisait du bonheur, une véritable catastrophe.

 

Heureusement, Douceur du cerf ne se confronte pas à l'œuvre de Jean Giono. Dont elle ne se veut pas non plus le commentaire. Lectrice admirative et sensible, profondément nourrie par l'univers extraordinaire de l'écrivain, Marie Huot n'écrit que dans la lumière de son œuvre, dans le prolongement amical de son rayonnement, se référant certes à toute une série de personnages ou d'épisodes que les lecteurs eux-mêmes éclairés reconnaîtront en partie mais dont tous ceux qui n'en sont pas familiers ressentiront sans difficulté, je pense, le pouvoir de suggestion.

 

En fait, le "navire gros-ventre" à bord duquel Marie Huot nous embarque "vers un port qui n'a pas de nom" mais possède cependant, comme notre existence, "une oscillante réalité", est une arche. Une arche qui, comme l'écrit Giono lui-même en prologue à son Noé, n'a "aucune mesure matérielle". Car elle est celle du coeur. Un coeur, mais dirons-nous aussi, une mémoire, suffisamment ouverts pour y faire entrer et y conserver en vie "toute chair de ce qui est au monde".

 

Ce monde qu'accueillent ainsi les poèmes de Douceur du cerf est, chacun l'aura bien compris, moins le monde des réalités immédiates et faussement tangibles que le monde étonnant, profondément animé, vivant, qu'a pu réveiller voire même susciter dans le cœur même de l'auteur, l'œuvre de Giono. Et les vraies richesses que ce dernier a pu célébrer, l'exaltation de la nature, l'ouverture des sentiments qu'elle procure, tout comme la lumière fabuleuse de la raie géante du Poids du ciel et de Fragments d'un Paradis, les mains magiques de l'Artiste des Grands chemins, pour ne rien dire des caractères merveilleux qui parcourent le plateau de Que ma joie demeure, y ont autant d'existence que le grand-père qui, tout au long du beau commerce d'images qu'entretient le livre avec son lecteur, veille sur sa petite fille à bord de son sous-marin.

 

"On ne sait pas très bien comment tout cela tient ensemble", sinon que les diverses apparitions qui ponctuent et traversent, comme celle d'Angelo, la scène de la plupart des poèmes, composent au final une sorte de fête. Fête de l'être. Qui est aussi mémoire. Jouissance rassemblée des livres et de la vie. Par laquelle le petit grand monde intérieur de cette lectrice qu'est Marie Huot se plie et se déplie, ou plutôt s'ouvre et se ferme devant nous comme on fait d'un jeu de cartes - il y en a précisément 32 - , pour mieux se conjuguer à ses propres réalités. Son propre manque. Ses intimes questionnements.

 

Cela fait aussi comme un "théâtre de poche", une croisière intérieure et lumineuse. Qui laissent le dernier mot à la nuit, quand même. Afin que chacun - paysages, animaux, personnages, grand-père revenu, auteur, lecteurs et jusqu'au grand Giono lui-même - puisse regagner son territoire propre.

 

Avec tout son vivant. Son vivant agrandi. À bon port parvenu.

 

G.G. Janvier 2014

vendredi 28 août 2020

POÉSIES SOURDES.

 

« Les paroles elles-mêmes et les langues, indépendamment de l’écriture, ne définissent pas des groupes fermés qui se comprennent entre eux, mais déterminent d’abord des rapports entre groupes qui ne se comprennent pas :

S’il y a langage, c’est d’abord entre ceux qui ne parlent pas la même langue.

Le langage est fait pour cela, pour la traduction, non pour la communication. »

Deleuze et Guattari, Mille Plateaux [1]

 Je dois à mon ami Laurent Grisel qui y a collaboré, d’avoir reçu l’imposant numéro de la revue GPS (gazette poétique et sociale) consacré aux enjeux de la traduction des poésies en langue des signes. Comme la plupart des gens j’ignore tout de ce langage des signes que je ne connais finalement que par la gestuelle accompagnant les discours qu’il m’arrive d’écouter à la télévision. Quant à une poésie propre à la langue des signes l’idée qu’il s’en trouvât une, ne m’avait à vrai dire jamais, mais jamais, effleuré.

 C’est le mérite premier donc pour moi de cette publication dont les éléments ont été collectés par la musicienne Brigitte Baumier, créatrice de l’association Arts Résonnances, que de restituer à des réalités qui jusqu’ici m’échappaient, un peu de leur épaisseur et de leur singulière complexité. Et de vérifier au passage que l’essentiel besoin d’expression de chacun trouve toujours à s’illustrer quels que soient les matériaux particuliers dont il dispose.

 Reconnues maintenant dans le monde comme des langues à part entière et non plus seulement comme simple reproduction d’une langue orale première qu’elles visualisent et gestualisent, les langues des signes ont ceci de particulier qu’à la différence de celles qu’utilisent les entendants, elles se déploient dans le visible et engagent pour cela tout le corps. Ce qui lorsqu’elles se veulent poésie les rapproche de la performance et en rend comme cette dernière la trace, l’archivage plus difficiles. Car même s’il en existe des transcriptions graphiques, les créations d’un poète signeur (c’est ainsi qu’on l’appelle) ne peuvent être conservées dans leur réalité propre que par la vidéo. 

Le lecteur curieux de ces créations découvrira ainsi, grâce à un site internet dédié, accessible dans la revue par un QR code, un monde animé d’une belle vitalité qu’il serait dommage d’ignorer. Mais l’intérêt me semble-t-il de ce onzième numéro de GPS réside davantage encore, comme l’indique d’ailleurs clairement son titre secondaire, dans les réflexions auxquelles conduisent la plupart des articles qui s’y trouvent rassemblés. Comment en effet fabriquer du commun, échanger quand même à travers du langage, quand ceux-ci, celui de l’émetteur et celui du récepteur, présentent des différences aussi radicales de formes. La question comme on le voit déborde largement celle des « poésies sourdes ». 

« S’engager dans cette aventure, écrit Marie Lamothe, dans une contribution justement intitulée L’Intraduisible et l’on ne peut s’empêcher d’évoquer ici le fameux Dictionnaire des intraduisibles publié en 2004 sous la direction de Barbara Cassin, est un challenge pour braver des limites et révéler les capacités insoupçonnées de chaque langue. » Car entre langues des signes et langues des sons la traduction devient un acte poétique à part entière. L’interprète s’y fait « l’interpoète », ce mot-valise résumant à lui seul le champ de tension dans lequel se voit jeté le traducteur qui comprend que la seule façon possible de servir la volonté d’expression de l’autre est de trouver en lui-même de manière intelligente et inventive des ressources on ne dira pas parallèles, ce qui est dans les faits impossible mais le plus possible accordées. Équivalentes. Dans l’ordre de l’idée. Du rythme. De l’intensité. De l’émotion encore qu’elles font advenir. 

On se reportera à la précise synthèse que dressent Marion Blondel et Laurent Grisel des formes de correspondances pouvant être ou pas trouvées entre ces 2 systèmes de langue, au niveau par exemple de la syllabe, des rythmes, du silence pour se faire une idée des défis particuliers que doit affronter qui veut passer entre ces langues et de l’intelligence créative que cette opération réclame. 

Et c’est cela que pour moi je voudrais retenir. C’est que s’il n’existe pas, et c'est heureux, de langage universel capable d’exprimer l’ensemble des expériences partagées par tous les groupes ou peuples de la Terre, cela ne signifie pas pour autant bien au contraire que la traduction soit une œuvre impossible. Aucune langue en fait, comme on le voit bien dans la réalité, n’est incommensurable à l’autre. Ce qui sûrement est vrai, c’est qu’en matière d’échange entre les hommes, entre les êtres, il y a toujours de la perte. Ou de l’excès. En tous cas de l’approximation. Une approximation réellement créatrice qui n’est d’ailleurs pas que le fait de la différence des langues. Tout geste, toute parole, contient de l’indéterminé, du flou, produit comme un remous de connotations dont il est impossible de faire jamais le tour. Ce qui produit le malentendu. La confusion. Certes. Parfois l’enfermement. Mais oblige à penser le geste, la parole échangés toujours comme une approche. Un risque. Un inlassable et généreux cheminement. Que vient récompenser la découverte, à chaque fois, oui, de nouveaux possibles. 

C’est à cela que ce courageux numéro édité par les très contemporaines éditions Plaine page invite chacun d’entre nous.



[1] Cette citation a été placée par les responsables de la revue à la fin de leur ouvrage en guise d’exergue inversé.


 

lundi 24 août 2020

PIÈGES DE LA POÉSIE : POÈMES PHOTOSHOP & PARCOURS DU COMBATTANT.

 

JACQUES MONORY, JARDINAGE N° 17, 1988

Le temps, trop, me fait défaut pour que je puisse toujours témoigner par la publication d’une note de lecture, de ma gratitude à la réception des ouvrages qu’éditeurs ou poètes ont l’initiative de m’adresser. Le temps mais aussi parfois la difficulté, dans un contexte d’excessive complaisance, d’exprimer, sans blesser, les sentiments souvent mêlés que ces lectures avivent. Alors que la critique cinématographique par exemple ou la critique de théâtre peuvent se montrer mordantes parfois jusqu’à l’extrême, il semble qu’on ne puisse parler de poésie qu’en termes dithyrambiques et que cette forme qui se veut la plus exigeante au niveau de sa parole propre n’accepte pour en rendre compte qu’un minimum de franchise. Un discours le plus souvent rapide, complaisant et déguisé.

 

Pour me faire mieux comprendre je prendrai deux ouvrages sur lesquels je repousse depuis plusieurs semaines le désir de dire, sincèrement, quelques mots. Et dont je sais qu’ils ont donné naissance à bien des commentaires dont j’ai pu suivre la trace par la magie de plus en plus efficace du net et des réseaux sociaux.

 

Le joli petit ouvrage d’Estelle Fenzy, d’abord, Le chant de la femme source, amicalement adressé par son éditeur Michel Fiévet, me confirme dans ce que je pense de la poésie de cet auteur, représentative d’une foule de courtes productions qui ne cessent de s’enfermer dans le vocabulaire étroit de la belle nature pour y épancher de façon aimable une sentimentalité respectable certes mais n’ouvrant sur rien de nouveau, de singulier. Le mérite d’Estelle Fenzy est ici celui d’une excellente fabricante qui donne au lecteur peu au fait des avancées de l’écriture poétique de ces dernières décennies, ce qu’il continue d’attendre : des évocations idéalisées, séduisantes, harmonieuses, d’états d’âme attendus lui permettant de se projeter dans un univers factice de concetti qui ne sont pas sans talent, je veux bien, mais dans lesquels le signe l’emporte toujours sur le sens, la manière en fait sur l’idée [1].

 

Ainsi par exemple ce poème :

 

Par longue pluie

 

la rivière

se cabrait se cambrait

lavait ses rubans

gommait ses berges

cousait des draps neufs

dans les roseaux

 

Se déprendrait-elle de nous

 

Il manquait une hirondelle

pour écrire notre histoire

 

Le gros livre de Pierre Vinclair, La Sauvagerie, qu’il a pris soin de m’adresser bien avant sa sortie publique est de tout autre facture, ayant retenu bien davantage mon intérêt, attentif que je suis au travail en profondeur de son auteur qui mène dans le champ poétique actuel un triple voire quadruple travail d’auteur, de critique, de traducteur, que sais-je encore, de responsable de revue et de maison d’édition… L’ambition particulière de ce qu’il nous présente aujourd’hui comme « une épopée totale concernant l’enjeu le plus brûlant de notre époque, la crise écologique, la destruction massive des écosystèmes », reposant sur rien moins que cinq centaines de dizains dont cinquante commandés à autant de poètes contemporains francophones et anglophones, mériterait de ma part une étude infiniment plus fouillée que celle que je m’apprête à donner ici. Qu’on se rassure, la prise que Pierre Vinclair a fini par s’assurer sur le champ poétique actuel fait que son livre n’est pas à court d’échos et de commentaires auxquels on se reportera pour en savoir davantage. Mon propos n’est ici que d’expliquer les raisons qui m’ont retenu d’en faire plus vite état alors même que je pense bien m’être, un des premiers et la plume à la main, penché sur la totalité des poèmes dont ce livre est composé. Pierre Vinclair se réclamant ouvertement de la Délie de Maurice Scève (1544) on m’autorisera de partir d’un passage du Courtisan (1528) de B. Castiglione que m’a tout récemment rappelé une intéressante étude menée sur l’art du portrait dans la première moitié du XVIème siècle, pour faire comprendre ici, de rapide façon peut-être, ma pensée : «Pour avoir souvent réfléchi à l’origine de cette gracia, en laissant de côté ceux qui l’ont obtenu du ciel, j’ai conçu – écrit le diplomate italien - une règle universelle [...] qui consiste à fuir autant que possible l’affectation comme un écueil aussi acéré que dangereux ; et, pour employer peut-être un terme nouveau, user d’une certaine sprezzatura, qui dissimule l’art et laisse entendre que tout ce que l’on fait ou dit est venu sans effort, presque sans y penser. C’est de là, je crois, que provient la gracia. Chacun sait bien que les choses rares et bien faites sont difficiles, de sorte que la facilité en elles engendre l’émerveillement. Et au contraire, faire des efforts et, comme on dit, tirer par les cheveux, créé beaucoup de disgracia et fait accorder peu de mérite à une chose aussi grande soit-elle ». Oui, si le Chant de la femme source en fait trop dans la « grazia », si bien que par rapport à la réalité crue il fait l’effet pour moi d’une photo complètement retouchée sur Photoshop, La Sauvagerie assurément n’en fait pas tout-à-fait assez, sollicitant sans répit l’attention critique de son lecteur, mobilisant quantité de savoirs linguistiques et culturels qui peu à peu l’écrasent. Surtout, à vouloir systématiquement s’enfermer sans renoncer pour cela à la liberté de sa phrase, dans le cadre d’une forme fixe à vers comptés, décasyllabes et alexandrins, cette poésie conduit à des contorsions dont aucune sans doute ne manque d’intérêt mais dont la multiplication fatigue. On me dira bien sûr que la sauvagerie n’a que faire de plaire et de séduire autrement que par son caractère âpre, farouche, hérissé. Et que l’objectif que son auteur fixe à la poésie l’écarte résolument de toute ambition de simplement plaire et servir d’aliment à ce désir mondain de distinction par la culture auquel se réduit trop souvent notre goût affiché des arts et de la poésie. Certes, mais n’y-a-t-il pas quelque contradiction dans le fait d’enrôler la poésie au service d’un « combat » jugé à juste titre essentiel, d’envisager à partir d’elle la possibilité « d’un avenir commun – sur la Terre qui nous doit être, comme la Délie pour Scève, l’objet de plus haute vertu » et du même mouvement, distraire de cette armée de lecteurs de bonne volonté qu’il faudrait pour cela sensibiliser, le plus grand nombre, rebuté par l’excès d’intellectualisme, la multiplication des événements de prosodie et de langue qui sacrifie malheureusement souvent la fin au profit des moyens.

 

Je sais que pour Pierre Vinclair dont j’ai lu avec beaucoup d’intérêt le livre qui double chez Corti la parution de la Sauvagerie [2] que la lecture relève d’un « corps à corps avec le texte, où la noyade (dans la matière verbale) est toujours possible et dont il faudra sortir vainqueur si l’on veut continuer son expérience », mais si j’admets aisément que toute lecture authentique relève d’un travail étroit et parfois difficile de co-construction du sens, je n’aime pas trop l’idée de cette épreuve de force qui sous-tend l’image de l’auteur. Et fait de la lecture l’équivalent d’une course d’obstacles. Tous les lecteurs ne sont pas des champions. Ne sont pas des héros. Et tous ne tiennent pas non plus à tester dans les livres l’endurance et la fermeté de leurs muscles mentaux.

 

Reste qu’à la différence des œuvres comme celle d’Estelle Fenzy, les ouvrages du type de celui de Pierre Vinclair méritent largement qu’on s’y intéresse. Ne serait-ce que par la solidité et l’ampleur des éléments de réalité concrète qui lui servent de matériaux et contribuent à nous permettre d’élaborer, sans illusion, une pensée à la fois large et profonde des problématiques les plus vraiment inquiétantes du temps. Dans une conscience aiguisée de la fragilité de notre séjour, à nous humains, sur cette terre, que des siècles et des siècles de civilisation ne nous ont pas appris – ce serait plutôt l’inverse – à voir pour ce qu’elle est : non pas un monde pour l’homme avec de la nature dedans, mais un monde de vies multiples, pour la plupart bien plus anciennes et peut-être intelligentes que les nôtres, que nous sommes venus impudemment saccager.



[1] Je sais bien sûr qu’on ne fait pas de la poésie avec des idées mais avec des mots. Encore faut-il à ce sujet bien s’entendre. Cette boutade de Mallarmé à son ami Degas ne signifie pas que la poésie n’a rien à voir avec les idées, ce qui serait absurde. Simplement, pour le dire vite, que le poème à la différence de ce qui se passe dans l’utilisation courante du langage laisse l’initiative aux mots, créateurs d’idées si possible nouvelles au lieu de ne voir en eux que les matériaux d’une simple traduction de la pensée.

[2] Agir non agir, éléments pour une poésie de la résistance écologique, éditions Corti, 2020.



samedi 22 août 2020

FLUIDES EN MOUVEMENTS. SUR JEAN TARDIEU ET LA LECTURE.

Reprise d'un article publié sur ce blog en juillet 2016.

Dans une réflexion que l'on trouvera dans les premières pages du Miroir ébloui, (Gallimard, 1993) qui réunit la plupart des textes qu'il a écrits sur l'art et les artistes, Jean Tardieu évoque ce vertige du regard que suscite chez lui la rencontre avec certaines œuvres picturales, cette façon ambiguë qu'elle a, tout à la fois, de nous déranger et aussi de nous combler. C'est qu'en remuant la poussière de nos habitudes mentales (…) les formes, les couleurs, les sons qui nous fascinent (…) réveillent la splendeur des images, le murmure des rumeurs ensevelies au fond de notre mémoire obscure. Et c'est bien, selon lui, dans le trouble de cette expérience à la fois intime et profonde que doit se chercher la vocation essentielle de l'œuvre, aux antipodes de toutes les conceptions académiques de l’Art, avec ses notions périmées de l’« imitation » du réel, de la domination d’une « beauté ».
Plus loin, dans l'avant-propos des Portes de toiles qui se situe dans le même volume, il revient sur le double pouvoir d'envoûtement que possèdent ainsi les œuvres picturales. Par leur réalité de matière d'abord, par leur puissance, ensuite, de surrection de nos imaginaires, elles constituent, au-delà de toute syntaxe établie, comme l'avant-scène d'un théâtre, le point de passage d'une parole qui agirait "sans le secours des mots" mais "avec une telle abondance, un tel don de persuasion et de surprise que nous en avons souvent le souffle coupé".