mercredi 2 septembre 2020

LIRE SHARON OLDS ! ODE AUX TRENTE-HUIT DERNIERS ARBRES VISIBLES À NEW YORK DEPUIS CETTE FENÊTRE.

 

Ce monde n’est pas notre monde avec des arbres dedans. C’est un monde d’arbres, où les humains viennent tout juste d’arriver.

Richard Powers, L’Arbre Monde 


J’avais rapidement signalé, je crois, lors de sa récente sortie, l’importance à mes yeux, de la publication par le corridor bleu du premier livre traduit en français de la poète américaine Sharon Olds. Depuis, je constate avec plaisir que cet ouvrage ne laisse pas indifférent et qu’il semble, si l’on en croit les notes de lecture qui lui sont consacrées, trouver dans différents milieux, des lecteurs attentifs. 

Parmi celles qu’il m’a été donné de voir, je renverrai tout particulièrement à la recension offerte sur POEZIBAO par Sébastien Dubois, qui me paraît des plus éclairantes. Je partage en effet l’idée qu’il se fait à son propos d’une « poésie profondément biologique » qui passé le caractère à première vue provocateur des sujets qu’elle aborde va bien au-delà des questions propres à la féminité pour s’élever à une conception des plus élargies de la vie qui ne s’arrête en rien aux frontières de notre petite et si brutale humanité.

Ce que montre bien par exemple et avec la plus grande clarté, le poème ci-dessous que le lecteur de l’ouvrage rapprochera d’un autre texte de la fin du recueil intitulé Ode au pin [1] et que ceux qui également le connaissent ne manqueront pas de relier au fort roman de Richard Powers, l’Arbre Monde dont de nombreuses pages évoquent l’implacable destruction dont furent et sont toujours victimes les arbres dans ces États-Unis qui pourtant leur doivent tellement.

On notera au passage à quel point cette poésie, soucieuse ici de ce qu’on appelle la nature mais qu’il faudrait sans doute appeler simplement le vivant, repose sur une pensée pleinement informée de ce qui la constitue, la fonde et nous relie, historiquement, politiquement, organiquement, à elle. On est loin ici de cette utilisation des mots de la nature comme pâte à modeler ne visant comme le dénonce Jean-Claude Pinson dans Pastoral, qu’un simple effet esthétique.

 

ODE AUX TRENTE-HUIT DERNIERS ARBRES VISIBLES

à NEW YORK DEPUIS CETTE FENÊTRE

 

Mille fenêtres les toisent.

La cime de l’un d’entre eux ressemble à une montagne de granit

qui s’effrite, par strates, en un millier de respirations

chaque jour. Un autre, vu d’en-haut, a l’air d’une bombe,

d’un obus explosant en un millier de pétales.

Celui-là, c’est une florissante colonie de fourmis

vertes, broyant du bois, un millier d’ouvrières ;

celui-ci, on dirait un essaim de chrysalides qui se tortillent,

et cet autre ressemble à l’explosion d’un pétard, vert vif, un

idéogramme chinois nettement

dessiné sur chaque fragment, un millier de mots,

et cet autre encore, à un millier de grues de papier,

émeraudes ou jaunes. Il y a des centaines d’années,

par ici, on utilisait le frêne pour faire

un sucre rude, plus tard pour faire

des battes de base-ball, et de l’autre côté du Pacifique

les États-Unis imprimèrent des silhouettes humaines,

comme des frênes en cendres, sur les trottoirs. Les épines

du févier d’Amérique servaient d’aiguilles, de pointes de lance,

le robinier, de piquets de clôture — et le lièvre

variable, la tourterelle triste, en mangeaient

les graines. Les chênes donnaient des glands, pour manger,

et pour engraisser les porcs — « la loi prévoit

que quiconque détruit ou blesse sans raison

un chêne paiera une amende en rapport avec la taille de

l’arbre et de sa capacité à porter des fruits. »

Maintenant ce que font les arbres, surtout,

c’est : respirer avec nous, nous offrir une respiration

artificielle naturelle.

Ils seront tous coupés à la taille, les branches

partiront avec les jambes et les bras, comme toujours,

dans la broyeuse.

L’orme, qui jadis nourrissait la perdrix et l’opossum,

s’en sort tout seul, tant qu’il le peut encore,

il n’assistera pas au massacre,

il est mort la semaine du décret.

Plusieurs de ceux qui font les décrets vivent à portée de vue

de ces êtres antiques, et l’un d’eux,

qui voit ce bosquet chaque jour, a le

pouvoir d’empêcher ce bûcher, de faire respecter

sa tutelle sur cette tonnelle, sur cette terre

et sur l’air, et sur l’eau, sur ce feu verdoyant.



[1] Qui se termine par ces vers :

Et maintenant j’étais assise juste

à côté de lui, avec l’impression de remonter

d’espèces en espèces, vers le pin et vers

celles dont nous descendions tous les deux, la

fougère, la cellule verte – le soleil,

la matière d’étoiles dont nous sommes faits.

 

mardi 1 septembre 2020

ÉCRIRE DANS L'AMITIÉ DES LIVRES. DOUCEUR DU CERF DE MARIE HUOT.

 

J’entreprends ici de redonner certaines de mes notes de lecture que la suppression de mon ancien blog par son fournisseur, ont rendu inaccessibles. Occasion de revenir sur des ouvrages et des questions que je crois non dépourvus d’intérêt.

 

Écrire dans les marges d'une œuvre, comme se l'est proposé Marie Huot dans Douceur du cerf, est une entreprise risquée. A fortiori si cette œuvre présente l'ampleur écrasante et la diversité de celle d'un romancier comme Jean Giono qui, de Colline, son premier roman publié, à l'Iris de Suse, son dernier, voire à Dragoon qu'il a laissé inachevé, a multiplié les personnages, les formes, les perspectives et même les époques, à travers une écriture qu'il a voulu jusqu'au bout en permanente invention.

 

On s'émerveillera donc de voir les 32 courts poèmes de Marie Huot s'aventurer dans une telle entreprise. D'autant qu'elle y conjugue la volonté de "tisser" aux histoires du formidable romancier celles de ses "chers disparus", notamment un grand-père marin dont la mort survenue un jour tout apprêté pour la joie fut pour l'image que l'auteur se faisait du bonheur, une véritable catastrophe.

 

Heureusement, Douceur du cerf ne se confronte pas à l'œuvre de Jean Giono. Dont elle ne se veut pas non plus le commentaire. Lectrice admirative et sensible, profondément nourrie par l'univers extraordinaire de l'écrivain, Marie Huot n'écrit que dans la lumière de son œuvre, dans le prolongement amical de son rayonnement, se référant certes à toute une série de personnages ou d'épisodes que les lecteurs eux-mêmes éclairés reconnaîtront en partie mais dont tous ceux qui n'en sont pas familiers ressentiront sans difficulté, je pense, le pouvoir de suggestion.

 

En fait, le "navire gros-ventre" à bord duquel Marie Huot nous embarque "vers un port qui n'a pas de nom" mais possède cependant, comme notre existence, "une oscillante réalité", est une arche. Une arche qui, comme l'écrit Giono lui-même en prologue à son Noé, n'a "aucune mesure matérielle". Car elle est celle du coeur. Un coeur, mais dirons-nous aussi, une mémoire, suffisamment ouverts pour y faire entrer et y conserver en vie "toute chair de ce qui est au monde".

 

Ce monde qu'accueillent ainsi les poèmes de Douceur du cerf est, chacun l'aura bien compris, moins le monde des réalités immédiates et faussement tangibles que le monde étonnant, profondément animé, vivant, qu'a pu réveiller voire même susciter dans le cœur même de l'auteur, l'œuvre de Giono. Et les vraies richesses que ce dernier a pu célébrer, l'exaltation de la nature, l'ouverture des sentiments qu'elle procure, tout comme la lumière fabuleuse de la raie géante du Poids du ciel et de Fragments d'un Paradis, les mains magiques de l'Artiste des Grands chemins, pour ne rien dire des caractères merveilleux qui parcourent le plateau de Que ma joie demeure, y ont autant d'existence que le grand-père qui, tout au long du beau commerce d'images qu'entretient le livre avec son lecteur, veille sur sa petite fille à bord de son sous-marin.

 

"On ne sait pas très bien comment tout cela tient ensemble", sinon que les diverses apparitions qui ponctuent et traversent, comme celle d'Angelo, la scène de la plupart des poèmes, composent au final une sorte de fête. Fête de l'être. Qui est aussi mémoire. Jouissance rassemblée des livres et de la vie. Par laquelle le petit grand monde intérieur de cette lectrice qu'est Marie Huot se plie et se déplie, ou plutôt s'ouvre et se ferme devant nous comme on fait d'un jeu de cartes - il y en a précisément 32 - , pour mieux se conjuguer à ses propres réalités. Son propre manque. Ses intimes questionnements.

 

Cela fait aussi comme un "théâtre de poche", une croisière intérieure et lumineuse. Qui laissent le dernier mot à la nuit, quand même. Afin que chacun - paysages, animaux, personnages, grand-père revenu, auteur, lecteurs et jusqu'au grand Giono lui-même - puisse regagner son territoire propre.

 

Avec tout son vivant. Son vivant agrandi. À bon port parvenu.

 

G.G. Janvier 2014

vendredi 28 août 2020

POÉSIES SOURDES.

 

« Les paroles elles-mêmes et les langues, indépendamment de l’écriture, ne définissent pas des groupes fermés qui se comprennent entre eux, mais déterminent d’abord des rapports entre groupes qui ne se comprennent pas :

S’il y a langage, c’est d’abord entre ceux qui ne parlent pas la même langue.

Le langage est fait pour cela, pour la traduction, non pour la communication. »

Deleuze et Guattari, Mille Plateaux [1]

 Je dois à mon ami Laurent Grisel qui y a collaboré, d’avoir reçu l’imposant numéro de la revue GPS (gazette poétique et sociale) consacré aux enjeux de la traduction des poésies en langue des signes. Comme la plupart des gens j’ignore tout de ce langage des signes que je ne connais finalement que par la gestuelle accompagnant les discours qu’il m’arrive d’écouter à la télévision. Quant à une poésie propre à la langue des signes l’idée qu’il s’en trouvât une, ne m’avait à vrai dire jamais, mais jamais, effleuré.

 C’est le mérite premier donc pour moi de cette publication dont les éléments ont été collectés par la musicienne Brigitte Baumier, créatrice de l’association Arts Résonnances, que de restituer à des réalités qui jusqu’ici m’échappaient, un peu de leur épaisseur et de leur singulière complexité. Et de vérifier au passage que l’essentiel besoin d’expression de chacun trouve toujours à s’illustrer quels que soient les matériaux particuliers dont il dispose.

 Reconnues maintenant dans le monde comme des langues à part entière et non plus seulement comme simple reproduction d’une langue orale première qu’elles visualisent et gestualisent, les langues des signes ont ceci de particulier qu’à la différence de celles qu’utilisent les entendants, elles se déploient dans le visible et engagent pour cela tout le corps. Ce qui lorsqu’elles se veulent poésie les rapproche de la performance et en rend comme cette dernière la trace, l’archivage plus difficiles. Car même s’il en existe des transcriptions graphiques, les créations d’un poète signeur (c’est ainsi qu’on l’appelle) ne peuvent être conservées dans leur réalité propre que par la vidéo. 

Le lecteur curieux de ces créations découvrira ainsi, grâce à un site internet dédié, accessible dans la revue par un QR code, un monde animé d’une belle vitalité qu’il serait dommage d’ignorer. Mais l’intérêt me semble-t-il de ce onzième numéro de GPS réside davantage encore, comme l’indique d’ailleurs clairement son titre secondaire, dans les réflexions auxquelles conduisent la plupart des articles qui s’y trouvent rassemblés. Comment en effet fabriquer du commun, échanger quand même à travers du langage, quand ceux-ci, celui de l’émetteur et celui du récepteur, présentent des différences aussi radicales de formes. La question comme on le voit déborde largement celle des « poésies sourdes ». 

« S’engager dans cette aventure, écrit Marie Lamothe, dans une contribution justement intitulée L’Intraduisible et l’on ne peut s’empêcher d’évoquer ici le fameux Dictionnaire des intraduisibles publié en 2004 sous la direction de Barbara Cassin, est un challenge pour braver des limites et révéler les capacités insoupçonnées de chaque langue. » Car entre langues des signes et langues des sons la traduction devient un acte poétique à part entière. L’interprète s’y fait « l’interpoète », ce mot-valise résumant à lui seul le champ de tension dans lequel se voit jeté le traducteur qui comprend que la seule façon possible de servir la volonté d’expression de l’autre est de trouver en lui-même de manière intelligente et inventive des ressources on ne dira pas parallèles, ce qui est dans les faits impossible mais le plus possible accordées. Équivalentes. Dans l’ordre de l’idée. Du rythme. De l’intensité. De l’émotion encore qu’elles font advenir. 

On se reportera à la précise synthèse que dressent Marion Blondel et Laurent Grisel des formes de correspondances pouvant être ou pas trouvées entre ces 2 systèmes de langue, au niveau par exemple de la syllabe, des rythmes, du silence pour se faire une idée des défis particuliers que doit affronter qui veut passer entre ces langues et de l’intelligence créative que cette opération réclame. 

Et c’est cela que pour moi je voudrais retenir. C’est que s’il n’existe pas, et c'est heureux, de langage universel capable d’exprimer l’ensemble des expériences partagées par tous les groupes ou peuples de la Terre, cela ne signifie pas pour autant bien au contraire que la traduction soit une œuvre impossible. Aucune langue en fait, comme on le voit bien dans la réalité, n’est incommensurable à l’autre. Ce qui sûrement est vrai, c’est qu’en matière d’échange entre les hommes, entre les êtres, il y a toujours de la perte. Ou de l’excès. En tous cas de l’approximation. Une approximation réellement créatrice qui n’est d’ailleurs pas que le fait de la différence des langues. Tout geste, toute parole, contient de l’indéterminé, du flou, produit comme un remous de connotations dont il est impossible de faire jamais le tour. Ce qui produit le malentendu. La confusion. Certes. Parfois l’enfermement. Mais oblige à penser le geste, la parole échangés toujours comme une approche. Un risque. Un inlassable et généreux cheminement. Que vient récompenser la découverte, à chaque fois, oui, de nouveaux possibles. 

C’est à cela que ce courageux numéro édité par les très contemporaines éditions Plaine page invite chacun d’entre nous.



[1] Cette citation a été placée par les responsables de la revue à la fin de leur ouvrage en guise d’exergue inversé.


 

lundi 24 août 2020

PIÈGES DE LA POÉSIE : POÈMES PHOTOSHOP & PARCOURS DU COMBATTANT.

 

JACQUES MONORY, JARDINAGE N° 17, 1988

Le temps, trop, me fait défaut pour que je puisse toujours témoigner par la publication d’une note de lecture, de ma gratitude à la réception des ouvrages qu’éditeurs ou poètes ont l’initiative de m’adresser. Le temps mais aussi parfois la difficulté, dans un contexte d’excessive complaisance, d’exprimer, sans blesser, les sentiments souvent mêlés que ces lectures avivent. Alors que la critique cinématographique par exemple ou la critique de théâtre peuvent se montrer mordantes parfois jusqu’à l’extrême, il semble qu’on ne puisse parler de poésie qu’en termes dithyrambiques et que cette forme qui se veut la plus exigeante au niveau de sa parole propre n’accepte pour en rendre compte qu’un minimum de franchise. Un discours le plus souvent rapide, complaisant et déguisé.

 

Pour me faire mieux comprendre je prendrai deux ouvrages sur lesquels je repousse depuis plusieurs semaines le désir de dire, sincèrement, quelques mots. Et dont je sais qu’ils ont donné naissance à bien des commentaires dont j’ai pu suivre la trace par la magie de plus en plus efficace du net et des réseaux sociaux.

 

Le joli petit ouvrage d’Estelle Fenzy, d’abord, Le chant de la femme source, amicalement adressé par son éditeur Michel Fiévet, me confirme dans ce que je pense de la poésie de cet auteur, représentative d’une foule de courtes productions qui ne cessent de s’enfermer dans le vocabulaire étroit de la belle nature pour y épancher de façon aimable une sentimentalité respectable certes mais n’ouvrant sur rien de nouveau, de singulier. Le mérite d’Estelle Fenzy est ici celui d’une excellente fabricante qui donne au lecteur peu au fait des avancées de l’écriture poétique de ces dernières décennies, ce qu’il continue d’attendre : des évocations idéalisées, séduisantes, harmonieuses, d’états d’âme attendus lui permettant de se projeter dans un univers factice de concetti qui ne sont pas sans talent, je veux bien, mais dans lesquels le signe l’emporte toujours sur le sens, la manière en fait sur l’idée [1].

 

Ainsi par exemple ce poème :

 

Par longue pluie

 

la rivière

se cabrait se cambrait

lavait ses rubans

gommait ses berges

cousait des draps neufs

dans les roseaux

 

Se déprendrait-elle de nous

 

Il manquait une hirondelle

pour écrire notre histoire

 

Le gros livre de Pierre Vinclair, La Sauvagerie, qu’il a pris soin de m’adresser bien avant sa sortie publique est de tout autre facture, ayant retenu bien davantage mon intérêt, attentif que je suis au travail en profondeur de son auteur qui mène dans le champ poétique actuel un triple voire quadruple travail d’auteur, de critique, de traducteur, que sais-je encore, de responsable de revue et de maison d’édition… L’ambition particulière de ce qu’il nous présente aujourd’hui comme « une épopée totale concernant l’enjeu le plus brûlant de notre époque, la crise écologique, la destruction massive des écosystèmes », reposant sur rien moins que cinq centaines de dizains dont cinquante commandés à autant de poètes contemporains francophones et anglophones, mériterait de ma part une étude infiniment plus fouillée que celle que je m’apprête à donner ici. Qu’on se rassure, la prise que Pierre Vinclair a fini par s’assurer sur le champ poétique actuel fait que son livre n’est pas à court d’échos et de commentaires auxquels on se reportera pour en savoir davantage. Mon propos n’est ici que d’expliquer les raisons qui m’ont retenu d’en faire plus vite état alors même que je pense bien m’être, un des premiers et la plume à la main, penché sur la totalité des poèmes dont ce livre est composé. Pierre Vinclair se réclamant ouvertement de la Délie de Maurice Scève (1544) on m’autorisera de partir d’un passage du Courtisan (1528) de B. Castiglione que m’a tout récemment rappelé une intéressante étude menée sur l’art du portrait dans la première moitié du XVIème siècle, pour faire comprendre ici, de rapide façon peut-être, ma pensée : «Pour avoir souvent réfléchi à l’origine de cette gracia, en laissant de côté ceux qui l’ont obtenu du ciel, j’ai conçu – écrit le diplomate italien - une règle universelle [...] qui consiste à fuir autant que possible l’affectation comme un écueil aussi acéré que dangereux ; et, pour employer peut-être un terme nouveau, user d’une certaine sprezzatura, qui dissimule l’art et laisse entendre que tout ce que l’on fait ou dit est venu sans effort, presque sans y penser. C’est de là, je crois, que provient la gracia. Chacun sait bien que les choses rares et bien faites sont difficiles, de sorte que la facilité en elles engendre l’émerveillement. Et au contraire, faire des efforts et, comme on dit, tirer par les cheveux, créé beaucoup de disgracia et fait accorder peu de mérite à une chose aussi grande soit-elle ». Oui, si le Chant de la femme source en fait trop dans la « grazia », si bien que par rapport à la réalité crue il fait l’effet pour moi d’une photo complètement retouchée sur Photoshop, La Sauvagerie assurément n’en fait pas tout-à-fait assez, sollicitant sans répit l’attention critique de son lecteur, mobilisant quantité de savoirs linguistiques et culturels qui peu à peu l’écrasent. Surtout, à vouloir systématiquement s’enfermer sans renoncer pour cela à la liberté de sa phrase, dans le cadre d’une forme fixe à vers comptés, décasyllabes et alexandrins, cette poésie conduit à des contorsions dont aucune sans doute ne manque d’intérêt mais dont la multiplication fatigue. On me dira bien sûr que la sauvagerie n’a que faire de plaire et de séduire autrement que par son caractère âpre, farouche, hérissé. Et que l’objectif que son auteur fixe à la poésie l’écarte résolument de toute ambition de simplement plaire et servir d’aliment à ce désir mondain de distinction par la culture auquel se réduit trop souvent notre goût affiché des arts et de la poésie. Certes, mais n’y-a-t-il pas quelque contradiction dans le fait d’enrôler la poésie au service d’un « combat » jugé à juste titre essentiel, d’envisager à partir d’elle la possibilité « d’un avenir commun – sur la Terre qui nous doit être, comme la Délie pour Scève, l’objet de plus haute vertu » et du même mouvement, distraire de cette armée de lecteurs de bonne volonté qu’il faudrait pour cela sensibiliser, le plus grand nombre, rebuté par l’excès d’intellectualisme, la multiplication des événements de prosodie et de langue qui sacrifie malheureusement souvent la fin au profit des moyens.

 

Je sais que pour Pierre Vinclair dont j’ai lu avec beaucoup d’intérêt le livre qui double chez Corti la parution de la Sauvagerie [2] que la lecture relève d’un « corps à corps avec le texte, où la noyade (dans la matière verbale) est toujours possible et dont il faudra sortir vainqueur si l’on veut continuer son expérience », mais si j’admets aisément que toute lecture authentique relève d’un travail étroit et parfois difficile de co-construction du sens, je n’aime pas trop l’idée de cette épreuve de force qui sous-tend l’image de l’auteur. Et fait de la lecture l’équivalent d’une course d’obstacles. Tous les lecteurs ne sont pas des champions. Ne sont pas des héros. Et tous ne tiennent pas non plus à tester dans les livres l’endurance et la fermeté de leurs muscles mentaux.

 

Reste qu’à la différence des œuvres comme celle d’Estelle Fenzy, les ouvrages du type de celui de Pierre Vinclair méritent largement qu’on s’y intéresse. Ne serait-ce que par la solidité et l’ampleur des éléments de réalité concrète qui lui servent de matériaux et contribuent à nous permettre d’élaborer, sans illusion, une pensée à la fois large et profonde des problématiques les plus vraiment inquiétantes du temps. Dans une conscience aiguisée de la fragilité de notre séjour, à nous humains, sur cette terre, que des siècles et des siècles de civilisation ne nous ont pas appris – ce serait plutôt l’inverse – à voir pour ce qu’elle est : non pas un monde pour l’homme avec de la nature dedans, mais un monde de vies multiples, pour la plupart bien plus anciennes et peut-être intelligentes que les nôtres, que nous sommes venus impudemment saccager.



[1] Je sais bien sûr qu’on ne fait pas de la poésie avec des idées mais avec des mots. Encore faut-il à ce sujet bien s’entendre. Cette boutade de Mallarmé à son ami Degas ne signifie pas que la poésie n’a rien à voir avec les idées, ce qui serait absurde. Simplement, pour le dire vite, que le poème à la différence de ce qui se passe dans l’utilisation courante du langage laisse l’initiative aux mots, créateurs d’idées si possible nouvelles au lieu de ne voir en eux que les matériaux d’une simple traduction de la pensée.

[2] Agir non agir, éléments pour une poésie de la résistance écologique, éditions Corti, 2020.



samedi 22 août 2020

FLUIDES EN MOUVEMENTS. SUR JEAN TARDIEU ET LA LECTURE.

Reprise d'un article publié sur ce blog en juillet 2016.

Dans une réflexion que l'on trouvera dans les premières pages du Miroir ébloui, (Gallimard, 1993) qui réunit la plupart des textes qu'il a écrits sur l'art et les artistes, Jean Tardieu évoque ce vertige du regard que suscite chez lui la rencontre avec certaines œuvres picturales, cette façon ambiguë qu'elle a, tout à la fois, de nous déranger et aussi de nous combler. C'est qu'en remuant la poussière de nos habitudes mentales (…) les formes, les couleurs, les sons qui nous fascinent (…) réveillent la splendeur des images, le murmure des rumeurs ensevelies au fond de notre mémoire obscure. Et c'est bien, selon lui, dans le trouble de cette expérience à la fois intime et profonde que doit se chercher la vocation essentielle de l'œuvre, aux antipodes de toutes les conceptions académiques de l’Art, avec ses notions périmées de l’« imitation » du réel, de la domination d’une « beauté ».
Plus loin, dans l'avant-propos des Portes de toiles qui se situe dans le même volume, il revient sur le double pouvoir d'envoûtement que possèdent ainsi les œuvres picturales. Par leur réalité de matière d'abord, par leur puissance, ensuite, de surrection de nos imaginaires, elles constituent, au-delà de toute syntaxe établie, comme l'avant-scène d'un théâtre, le point de passage d'une parole qui agirait "sans le secours des mots" mais "avec une telle abondance, un tel don de persuasion et de surprise que nous en avons souvent le souffle coupé".

mardi 7 juillet 2020

HONORABLES ARTISTES !


Alexandre Guerassimov, Staline et Vorochilov contemplant la ville de Moscou.
Il est l’auteur en tant que Président de l’Union des peintres soviétiques, d’un texte appelant dans la Pravda (11/08/1947) à ostraciser toute forme d’art éloignée du réalisme socialiste retranchant du champ de l’art non seulement toutes les formes héritées des exceptionnelles avant-gardes russes du premier quart du siècle mais toutes les œuvres n’allant pas dans le sens de la glorification du pouvoir et de la grandeur de ses réalisations. Il sera celui aussi qui quelque temps plus tard fera fermer en 1948 les salles du musée du nouvel art occidental de Moscou. Il sera pour cela récompensé à 4 reprises par le prestigieux et très bourgeoisement doté Prix Staline. Alexandre Guerassimov fait partie de ces artistes sans génie comme sans réelles convictions mais qui profondément habiles, matois (son père était marchand de bestiaux), auront choisi d’utiliser leur talent pour se faire une place à l’intérieur de la société. Ce qui ne serait pas si grave – j’oublie ici bien sûr le cas particulier du régime soviétique - si de tels hommes en art comme en politique n’en venaient à ruiner chez les autres toute confiance et toute estime dans leurs institutions.

PETITS ARRANGEMENTS ENTRE AMIS.



Peint en 1933 par Alexandre Guerassimov, ce tableau reconstitue à sa manière l’un des moments fondateurs de l’évolution de l’art soviétique. Trois artistes, Isaac Brodsky, Yevgeny Katsman et Alexandre Guerasimov lui-même, sont ici représentés en compagnie du Maréchal Vorochilov dans la datcha du maître du Kremlin qui les accueille. On peine à imaginer dans ce décor idyllique qu’autour de cette table accueillante et chaleureuse c’est le sort même des meilleurs artistes soviétiques du moment qui est en train de se jouer. C’est que les trois compères sont venus avancer leurs pions dans le conflit qui les oppose à ceux pour qui l’art est avant tout recherche et liberté. Et assurer de leur total soutien le camarade Kuba qui lui a décidé de l’employer pour en faire l’instrument de sa propagande et le mettre dorénavant au service du mensonge d’état. C’est dans les petits dîners entre amis que se décide le plus souvent le sort des choses. Guerassimov le sait qui, ne défendant que lui-même, s’est d’abord attaché l’amitié de Vorochilov qui ensuite lui a permis d’accéder à Staline. La composition du tableau est d’ailleurs bien révélatrice. S’il s’est, par un très apparent souci de discrétion, placé au second plan, il a pris soin sur l’image de se figurer entre les deux grands dirigeants susceptibles de faire avancer sa carrière, reléguant ses camarades artistes sur les bords de la table et poussant même la malice jusqu’à épaissir leurs traits, les figer dans une raideur qui contraste avec la manière dont il s'est représenté lui-même : regard vif, en train de dessiner, pipe à la bouche, un Staline bon enfant, jouant au maître d’école. 


Evgeny Katsman
À partir de ce moment l’art soviétique allait changer de visage. Et plus le pays allait du fait des famines et des grandes purges que l’on connaît s’enfoncer dans la misère et la peur, plus il allait, quant à lui, rayonner d’enthousiasme, d’élan et couvrir ses figures de joies et de sourires.

dimanche 5 juillet 2020

BONNES FEUILLES. INGÉNIEURS DE L’ÂME DE FRANK WESTERMAN.

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Vraiment. Un livre qui mérite, que dis-je ? qui devrait, être lu par tous ceux que préoccupe la relation entre pouvoir, volonté politique et réalité. L’auteur, hollandais, est ingénieur hydraulique et s’intéresse en particulier à la façon dont la littérature a répondu sous la pression du pouvoir soviétique à l’injonction d’accompagner la transformation radicale du système hydrographique de l'énorme territoire qu'il gouverne, moins pour améliorer les conditions de vie de tous que pour imposer aux yeux du monde l’idée de la supériorité d’un régime capable de dompter les forces les plus apparemment incontrôlables de la nature. C’est vivant. Précis. Concret. Désespérant aussi car on aurait bien tort d’imaginer que les délires autoritaires, l’arrogance technocratique, les prétentions théoriques à enfermer la réalité, la folie technologique et le gaspillage insensé des ressources matérielles et humaines qu’elle entraîne, sur fond de clandestine servilité et d’universelle courtisanerie, aient disparu de nos sociétés.

L’extrait que j’ai choisi met l’accent moins sur la dimension proprement littéraire de l’ouvrage que sur la question plus large encore de la contribution des pouvoirs et des puissances, scientifiques, technologiques et humaines qui lui sont inféodées, à la production en chaine de catastrophes écologiques et sociales. Tant la capacité d’illusion des hommes dans leur pouvoir et leur volonté de puissance sont grandes.

Ce passage peut aussi être lu comme une fable analogue à celle que nous raconte Fontenelle dans la Dent d’Or : le biologiste Aliyev qui raconte ici à l’auteur/narrateur l’histoire de la construction à travers le désert du Kourskistan du plus long canal du monde, me faisant penser à l’orfèvre mis en scène par le philosophe français.

De tels textes devraient être lus, connus des jeunes avant qu’ils ne soient lancés dans le monde dit actif du travail et des responsabilités. Pour qu’ils apprennent à se défier des représentations abstraites et simplistes dont le plus souvent l’école aura chargé leur esprit. Comme le dit le texte, l’eau est beaucoup plus que ce qu’en dit la chimie. Elle est la Vie. Une vie dont ils doivent apprendre à s’approcher dans toute sa complexité et sa fragilité. Sans l’excessive présomption des soi-disant sachants.

jeudi 2 juillet 2020

DU POUVOIR ET DE L'IMPUISSANCE DES MOTS.


Libre de l’obscure menace d’un étroit tombeau. On ne sait d’où vient cette phrase qu’on lit sur l’une des plaques scellées aux murets de ciment bas qui entourent pas trop joliment à Boulogne-sur-Mer, le Calvaire des marins qui domine le port. Une belle herbe dense régulièrement entretenue repose d’abord les yeux, jette en direction de l’horizon sa grande nappe végétale qui fait paraître en contrebas de la falaise, le sable plus tranquille, l’eau dans le ciel plus calme. Se retournant, on découvre derrière un rideau de haies vives, sans ouverture sur la mer, des petits jardins ouvriers tout en salades, poireaux, choux, sans trop de fleurs ou de fruitiers tandis que dans le petit quartier-résidence de l’autre côté de la rue, les maisons, simples cubes sans étage apparent, ouvrent en façade deux ou trois fenêtres minuscules augmentées, dans le haut de leur porte d’entrée, protégée par un auvent léger, d’un rectangle étroit de jour sombre.

C’est au large, de Land’s End, pointe extrême au sud-ouest de la Cornouailles dans les parages de l’île mythique de Lyonesse qui avant de servir de cadre aux « fantasies » du romancier américain Jack Vance, fut un des lieux merveilleux de la légende arthurienne, que disparut le jeune Adrien Bourgain, mousse, avec le chalutier Vert Prairial, au matin du 14 mars 1956. Ses maîtres de l’école d’apprentissage maritime de Boulogne nous le rappellent, qui ont imaginé pour lui ces mots singuliers qu’ils ont fait graver sur la plaque de marbre sombre et qui résonnent étrangement dans ce quartier d’habitation si proche et pourtant si loin à la fois de la mer. Comme si cette loi d’équilibre qui préside selon certains philosophes aux destinées du vivant découvrait là encore sa secrète illustration. Comme si, face à la voracité démonstrative, démesurément ouverte de la mer, les vies des fils, filles, des cousins, frères et femmes peut-être encore, de ces marins disparus dont le monument désert prend en charge comme il peut, le souvenir, avaient cherché – et l’on sait bien que ce n’est qu’une idée, une impression, les choses pouvant s’expliquer de façon beaucoup plus terre-à-terre, si l’on peut dire ! – avaient cherché et trouvé là, finalement, à s’enclore, figées dans l’espace étroit d’un lieu renfermé sur lui-même. Déshabité du grand large. Délié, dégagé. Affranchi d’horizon.


Mais que sait-on finalement du vivant ? De la vie véritable des hommes ? Il est facile, ignorant, de monter comme ça, les mots, les idées, les uns contre les autres. D’opposer ainsi la séduction de certains lieux à l’absence de charme de tant d’endroits d’apparence déshérités mais qui ne sont souvent que socialement désavantagés. Sans doute même que les histoires qui naissent en de tels endroits valent amplement celles plus convenues des autres. Mais ira-t-on jusqu’à se dire que tel petit quartier réel comme celui qu’on découvre ici remontant de la mer jusqu’en haut de la rue du Baron Bucaille reste potentiellement plus riche d’aventure humaine, de puissance même fictionnelle que  tous ces livres, ces récits qui les enferment depuis longtemps dans les clichés eux aussi bien souvent étroits de la littérature ? On pourrait sans réserves l’affirmer s’il ne fallait pour approcher telle secrète et obscure richesse, une curiosité, une expérience, une capacité d’écoute et d’interprétation, une multiplicité de savoirs aussi que nos vies simplement normales ne suffisent en général pas à rassembler. Ainsi passons-nous tout-à côté, en même temps très loin, des choses. Qu’heureusement des pages, des phrases, jusque dans leur mensonge, à leur façon quand même, un peu, éclairent. Ne soyons dupes alors, ni du pouvoir des mots, ni surtout de leur impuissance.