samedi 6 janvier 2018

UN BEAU LIVRE : JARDINS EN TEMPS DE GUERRE DE TEODOR CERIĆ.



J’aime les jardins. Je les aime dans leur réalité. Leur présence diverse. Leur devenir aussi. Comme dans l’idée qu’ils m’aident depuis longtemps à me faire du monde. C’est pourquoi, Jardins en temps de guerre, le petit livre de Marco Martella dont j’avais déjà bien apprécié Le jardin perdu, publié en 2011, dans la même collection, «un endroit où aller », des éditions Actes Sud, est de ces livres précieux capables de conforter ce qui, pour moi, constitue bien plus qu’une passion : une amitié profonde et nécessaire, équilibrante, nourrissante, respectueuse aussi des différences et des singularités. En bref, ce que les anciens grecs appelaient « philia ».


Ce n’est pas que le livre de Marco Martella déborde d’aperçus ingénieux, ou renouvelle de façon décisive l’approche esthétique, philosophique, historique ou sociologique du jardin. Non. Mais il aborde son sujet à travers une approche sensible, personnelle, éprouvée, recourant à la fiction d’un jeune auteur serbo-croate, arraché à son pays par la guerre, pour mieux nous entraîner sur les routes d’Europe, à la découverte de divers jardins témoignant de la diversité des formules par lesquelles leur inventeur ou leur propriétaire s’est efforcé comme il dit, d’offrir « à l’individu un refuge où le fracas de l’histoire, qui gronde au-delà de leurs murs d’enceinte, ne parvient que comme un écho lointain. »

lundi 11 décembre 2017

LA GUERRE REND-ELLE FOU ? LES SOLDATS DE LA HONTE DE JEAN-YVES LE NAOURS.



C'est un des multiples avantages des rencontres que nous organisons que de relancer à chaque fois notre curiosité. Pour les livres. Certes. Mais aussi au gré des conversations, des échanges, pour des lieux. Des époques. Des personnes. Des évènements. Des problèmes...


Une de nos rencontres avec Gisèle Bienne, autour de la Ferme de Navarin, a ainsi été l'occasion de nous souvenir avec elle de bien des lectures que nous avons faites autour de la première guerre mondiale - nous en ferons peut-être un jour la liste - mais aussi de nous décider à nous intéresser de plus près à cette question des "mutilés mentaux" qu'un ancien article relatif au Cimetière des fous de Cadillac (Gironde) nous avait fait, en son temps, découvrir.


samedi 9 décembre 2017

RECOMMANDATION. KASPAR DE PIERRE DE LAURE GAUTHIER À LA LETTRE VOLÉE.



Comment le dire : insignifiants de plus en plus m’apparaissent ces petits poèmes qu’on peut lire aujourd’hui publiés un peu partout, sans le secours du livre. Non du livre imprimé, de l’objet d’encre et de papier qu’on désigne le plus souvent par ce terme. Mais de cet opérateur de pensée, de ce dispositif supérieur de signification et d’intelligence sensible qui organise les perspectives, relie en profondeur et me paraît seul propre à mériter le nom d’œuvre.


Non, bien entendu, que tel petit poème ne puisse charmer par tel ou tel bonheur d’expression, la justesse par laquelle il s’empare d’un moment ou d’un fragment de réalité et parvient ainsi à s’imprimer dans la mémoire. Et nous disposons tous – et moi pas moins qu’un autre - de ce trésor de morceaux qu’à l’occasion nous nous récitons à nous-mêmes et dans lequel, même si c’est devenu un cliché de le dire, certains, dans les conditions les plus dramatiques puisent pour donner sens à leur souffrance et trouver le courage ou la volonté d’y survivre. 


Mais la littérature me semble aujourd’hui avoir bien changé. Nous ne sommes plus au temps des recueils. Difficile de plus en plus d’isoler radicalement la page de l’ensemble  dans lequel elle a place. C’est en terme de livre qu’aujourd’hui paraissent les œuvres les plus intéressantes. Pas sous forme de morceaux choisis. Ce qui rend aussi du coup la critique plus difficile. Aux regards habitués, comme le veut notre époque, aux feuilletages. Au papillonnage. Aux gros titres. À la pénétration illusoire et rapide.


Le livre de Laure Gauthier, kaspar de pierre, paru à La Lettre volée, est précisément de ceux dont le dispositif et la cohérence d’ensemble importent plus que le détail particulier. Ou pour le dire autrement est un livre dans lequel le détail particulier ne prend totalement sens qu’à la lumière de l’ensemble. Non d’ailleurs que tout à la fin nous y paraisse d’une clarté parfaite. S’attachant à y évoquer non la figure mais l’expérience intérieure de ce Kaspar Hauser que nous ne connaissons le plus souvent qu’à travers l’image de « calme orphelin » rejeté par la vie, qu’en a donnée Verlaine, Laure Gauthier, à la différence de ceux qui se sont ingéniés à résoudre le bloc d’énigmes que fut l’existence et la destinée de cet étrange personnage, ramènerait plutôt ce dernier à sa radicale opacité, son essentielle différence qui n’est peut-être d’ailleurs à bien y penser que celle, moins visible et moins exacerbée par les circonstances certes, de chacun d’entre nous. 

samedi 2 décembre 2017

REPLACER LA PAROLE AU CŒUR. À PROPOS DE L’APPEL POUR LA CRÉATION D’UNE MAISON DE L’ÉDUCATION ARTISTIQUE ET CULTURELLE.



CLIQUER POUR LIRE LE CONTENU DE LA TRIBUNE

Il vient de paraître dans le Journal Libération du 27 novembre 2017, une Tribune signée par un collectif de personnalités civiles et politiques, appelant à inventer « un lieu où se croiseraient écrivains, artistes, enseignants, élèves et étudiants : une maison pour réfléchir ensemble et pour transmettre la culture à tous ». Si j’aurais personnellement préféré à la place du verbe « transmettre » un terme plus ouvert permettant de comprendre que la culture ne procède pas d’un capital figé qu’il s’agit d’abord de recevoir, mais d’un effort permanent d’éveil et de co-naissance qui permet à chacun de trouver en tout, matière à s’inventer soi-même et à comprendre davantage et les autres et le monde, je ne peux, avec les Découvreurs, que regarder cette initiative avec la plus grande sympathie. 


Et c’est pour contribuer à cette réflexion que je crois aujourd’hui bon de reprendre en partie le texte d’un billet publié en janvier 2014 pour protester contre la façon dont, dans les programmes dits d’éducation artistique, sont trop souvent oubliés, poètes et écrivains, au profit des artistes du corps et de  l’image.



Réduite à la simple vision, l'image ne se partage pas. C'est pourquoi nous nous inquiétons de voir tant de plans généreux, tendant de plus en plus à faire intervenir, en direction des territoires, des artistes de tous ordres, continuer à faire l'impasse sur ces formes essentielles d'art que sont la poésie et la littérature.


Les responsables culturels ignorent très largement les artistes de l'écrit


Nous étant récemment intéressé à la question des relations entre artistes et territoires nous avons pu réaliser à quel point l'artiste était aujourd'hui sinon "instrumentalisé" du moins fortement incité, par les diverses politiques actives dans ce champ, à tenter de résoudre, par des moyens d'ailleurs de moins en moins propres à son art, une partie des grandes questions se posant à nos sociétés : la question par exemple de l'abandon ou du délaissement de certains territoires, celle de l'absence, à une échelle plus large, de maillage entre les différentes parties qui les constituent, pour finir par la grande et difficile affaire qui parfois en découle, de la violence urbaine. Nous reviendrons peut-être un jour sur le détail de ces questions.


Imaginer demander à l'artiste de participer à ce que Jean-Christophe Bailly dans la Phrase urbaine, définit comme "un travail de reprise" n'est pas en soi une aberration. L'artiste par sa sensibilité, son intelligence ouverte capable de coupler dans des démarches souvent plus intuitives que rationnellement organisées, l'esprit d'invention qui découvre et la capacité de création qui impose, peut aider à faire surgir des réels nouveaux. A redonner du sens. Participer à de nouveaux modes de réconciliation entre les êtres. Entre les choses. Entre les unes et les autres, aussi.

Nous ne pouvons toutefois nous empêcher de remarquer que les appels d'offre proposés ainsi aux artistes, soit dans le cadre des politiques d'éducation artistique et culturelle, soit dans celui des politiques d'animation et de reconstruction des territoires qui souvent d'ailleurs se recoupent, ignorent assez largement les artistes de l'écrit. Au profit des artistes du spectacle. De ceux dont l'art n'est pas au premier chef fondé sur la parole. Agit d'abord en affectant les corps. Et les organes. Par le visible.

mercredi 22 novembre 2017

RECOMMANDATION DÉCOUVREURS. AU BORD DE SEREINE BERLOTTIER AUX ÉDITIONS LANSKINE.

« comment / inventer le passage/ la pensée au bord de ce lit/ près de celle qui veut bien/ qu’on parle de tout/ sauf bien sûr/ et de ceci/ secrètement/ pas même ? »

Au bord. Toujours nous nous voyons renvoyés vers des bords. Des bords de vivre à ceux de la pensée. Des bords de la pensée à ceux de la parole. De partout débordés aussi. Par les choses. Les sentiments. Les idées. Par cette façon que nous avons de pencher avec sur nous les ombres des autres. Les ombres aussi de l’espace. Et du temps. Mais il nous faut l’épreuve de certaines expériences, celles souvent de la perte et de la douleur, pour pleinement prendre conscience des limites de notre condition qui fait que jamais nous ne pouvons totalement rejoindre. Jamais pleinement nous fondre. Autrement que dans l’illusion. Même si nous avons inventé l’art et la parole pour tromper nos insatisfactions.

C’est à cette dimension radicale de l’être que renvoie, me semble-t-il, le dernier livre de Sereine Berlottier, justement intitulé Au bord. Se présentant comme une sorte de récit en vers, lacunaire, elliptique souvent, mais suffisamment ancré dans le détail des circonstances pour que les choses nous deviennent au fil des pages, de plus en plus compréhensibles, le livre de Sereine Berlottier ne cherche pas à broder sur les sentiments bien connus qui accompagnent la progressive disparition d’un proche. Sans en passer par le fil trompeur des enchaînements factuels et des analyses convenues, son livre s'efforce, dans un tâtonnement de paroles, faisant parfois retour sur sa propre impuissance, de  découvrir un passage qui relierait son auteur non pas seulement à la personne de sa mère, d’abord mourante puis morte,  mais à quelque chose de plus vaste, de moins facilement intelligible aussi, qui serait l’espace où les cœurs ne se verraient plus partagés. Où chaque parole encore, qu’elle porte sur le passé tout autant que sur le présent, serait enfin pleinement accueillie, à demeure !

L’art étant forme et abstraction, cette aspiration qui la porte, passe dans la matière du livre par un choix de vers libres porteurs de notations factuelles brèves, jamais développées, parfois même amputées de leur complément et associées selon le principe d’un montage à la fois sec et émouvant dans la mesure où l’on comprend, ressent, assez vite que par-là s’exprime dans le même temps, l’incisive attention de l’œil et de l’esprit et la confusion non moins certaine du cœur et de la pensée qui se troublent.

Louis Soutter, Ame partie.
On n’arrache finalement jamais aux autres leurs secrets. Et c’est d’autant plus difficile que nous leur sommes étroitement, filialement, amoureusement liés. Et que nous les voyons partir sans avoir vraiment pu les comprendre et encore moins les consoler. Alors, on aura beau se pencher sur des carnets jaunis ceux-ci n’en garderont toujours pas moins leur part d’ombre. D’autant que, pour ce qui est de Sereine Berlottier, à qui nous devons, ce qui n’est sans doute pas un hasard, un bien beau livre sur le peintre Soutter, intitulé Louis sous la terre, le carnet de sa mère ne contient que des citations. Au bord desquelles comme -  et ce n’est pas sans me rappeler le beau livre de Geneviève Peigné, L’Interlocutrice -  avec le livre de Nadejda Mandelstam où elle aura souligné tous les passages qui parlent d’espoir, il lui faut se remettre à tourner. Comme si pour finir, et c’est encore un autre bord, que constate Sereine Berlottier (page 64), nous n’avancions dans l’incompréhension fondamentale du plus intime de notre vie, qu’avec des pages qui nous sont étrangères.

SUR CE LIVRE VOIR EGALEMENT :
Angèle Paoli sur terresdefemmes 
Antoine Emaz sur POEZIBAO
Gérard Cartier dans Secousse

Un vidéo-poème de S. Berlottier et Jean-Yves Bernhard sur remue.net

dimanche 19 novembre 2017

POUVOIRS DE LA FICTION. À PROPOS DE LA MAISON ÉTERNELLE DE YURI SLEZKINE.

Il est des rêves collectifs dont nous avons malheureusement appris à trop bien nous réveiller. Ainsi de celui que nourrit au siècle dernier sur le territoire de l’ancienne Russie toute une génération d’intraitables révolutionnaires qui tenta d’y installer pour l’éternité une société sans classe et sans exploitation par la mise en place d’un régime qui ne se maintint finalement pas plus que le temps d’une courte vie humaine.

Sûrement que ce dernier dont on sait les souffrances et les atrocités dont il fut responsable ne doit pas être regretté. Mais confronté aujourd’hui à l’affirmation tellement écoeurante des inégalités que les sociétés dîtes libérales ont laissé s’établir quand elles ne les promeuvent pas, entre les fameux premiers de cordée qui ne tirent à eux que les bénéfices du travail des êtres qu’ils exploitent et la masse immense de ceux qui, de multiples façons, voient leur vie ou une partie de leur vie, sacrifiée à ce système, pour ne rien dire au passage de ce qu’il en coûte pour la survie de la planète, oui, confronté à cela, on comprendrait qu’on en vienne à regretter ces visions d’avenir radieux et que sous l’apparente résignation des comportements et malgré les efforts d’endormissement des pouvoirs de tous ordres, germent à nouveau, dans nos coins de cerveau toujours disponibles, des projets de « révolution », mûrissent dans nos cœurs des désirs de révolte, s’expriment un peu partout des impatiences et des colères qui pourraient tout emporter demain.
C’est donc avec des préventions moindres à l’égard de la tentation révolutionnaire et de ses effrayantes radicalités que je me suis lancé ces derniers jours dans la lecture du monumental ouvrage composé par l’historien américain Yuri Slezkine qui sous couvert de nous raconter un peu à la manière de la Vie mode d’emploi de Perec, l’histoire des premiers habitants de la fameuse Maison du Gouvernement construite à la fin des années 20, face au Kremlin,  pour abriter quelques centaines de privilégiés du régime, tente d’analyser les ressorts fondamentaux de la psyché bolchevique.

« Toute ressemblance avec des personnages de fiction, vivants ou morts, serait pure coïncidence »


vendredi 17 novembre 2017

SUR NOTRE INCAPACITÉ À NOUS SOULEVER CONTRE CE QUI EST DÉTESTABLE.

Pour des raisons que chacun comprendra et qui débordent largement le parallèle que je faisais entre les mutineries de 1917 et « le délire officiel » de Noël, au moment où d’aucuns se sentent malgré eux, enrôlés dans la défense d’un modèle social dont on voit de plus en plus clairement qu’il ne profite qu’à une minorité d’individus qui se sont, semble-t-il, donnés comme objectif d’exploiter le plus possible leurs semblables, pour ne pas parler des ressources communes de la terre, je crois bon de revenir sur le livre de l’historien André Loez, que j’ai présenté sur mon ancien blog en décembre 2013. Il offrira peut-être à chacun de quoi comprendre en partie les raisons actuelles de notre incapacité à nous soulever contre un état des choses que nous sommes, je pense, de plus en plus nombreux à trouver détestable.

Tout vrai lecteur le sait. À l'intérieur de soi, c'est tout un jeu de configurations et de reconfigurations qui se produit durant le temps de la lecture. Là s'échangent des temporalités. Des situations. Des préoccupations. Celles bien entendu de l'ouvrage et des récits qu'il met en œuvre. Celles aussi qui nous sont propres et qu'aucune lecture même la plus captivante n'est en mesure de suspendre totalement.

Il en résulte parfois des mises en relation surprenantes.

Lisant le très important livre d'André Loez sur les mutins de 1917, que nous ne saurions trop conseiller en prévision des commémorations tous azimuts à venir, tandis que nous subissions la terrible pression commerciale correspondant à ce que Baudelaire appelait déjà dans les Petits Poèmes en Prose, l'"explosion du nouvel an", quelque chose en nous, malgré l'évidente différence des matières, malgré le caractère paradoxal et même possiblement choquant de leur rapprochement, nous enjoignait à chercher ce que ces refus de la guerre étudiés de façon si attentive par l'historien, un peu dans la lignée des préconisations du Michel de Certeau de l'Invention du quotidien, s'efforçaient aussi de nous faire entendre sur notre propre attitude à l'égard de ce qu'il est possible de considérer aujourd'hui comme l'obligation sociale de fête.

samedi 11 novembre 2017

POÉSIE ET NOUVELLES TECHNOLOGIES À L’ÉCOLE. À PROPOS DU PROJET I-VOIX DU LYCÉE DE L’IROISE À BREST.

ELEVES DU LYCEE DE L'IROISE DANS UNE LIBRAIRIE DE BREST
Comment faciliter l’accès des jeunes et de leurs maîtres à cette poésie actuelle que le peu d’intérêt que lui manifeste une société avant tout préoccupée de vitesse, d’images, de pensée simple et de rentabilité grossière, a rendu presque invisible ; comment revivifier l’approche que l’institution scolaire, toujours particulièrement frileuse sur ce point, propose de la poésie, voilà, comme comme on sait, quelques-unes des préoccupations de notre association qui peut s’enorgueillir de faire découvrir chaque année des ouvrages d’auteurs vivants à des centaines et des centaines de jeunes répartis dans toute la France,  d’avoir depuis sa création en 1998, fait rentrer dans les CDI des milliers d’ouvrages de poésie contemporaine et fait découvrir plusieurs dizaines de petits éditeurs absents des librairies comme des bibliothèques publiques.

jeudi 9 novembre 2017

BONNES FEUILLES. ÉCRITURE ET PHOTOGRAPHIE. LA BAIE DES CENDRES DE STÉPHANE BOUQUET AUX ÉDITIONS WARM.

Les jeunes éditions Warm m’ont récemment adressé le bien intéressant petit livre qu’ils ont réalisé à partir de textes que Stéphane Bouquet a imaginés en tentant comme elles l’écrivent « d’habiter » des photos de Morgan Reitz. On rapprochera bien sûr cet ouvrage que nous nous empressons de recommander, de cet autre beau livre intitulé Les Oiseaux favorables que nous avons sélectionné pour l'édition en cours du Prix des Découvreurs, qui se présente, comme je l’indiquais dans ce blog, « sous la forme d’un monologue intérieur émanant d’une femme de 46 ans qui sent que pour elle « tout est peut-être fini, périmé, caduque, obsolète » et s’éprouve comme « une longue vibration de solitude qu’amplifient toutes les ondes de douleur environnantes ».
Ce pourrait également être l’occasion pour nos amis professeurs, comme on le leur recommande, de travailler sur l’image et d’étudier la façon dont elle peut venir déclencher des actes d’écriture singuliers mais aussi très fortement personnels.
Nous espérons que la lecture du tout premier texte de La Baie des cendres, accompagné de la photographie qui en a stimulé l’écriture, donnera envie à nos lecteurs de découvrir le reste de l’ouvrage.

Si seulement on pouvait m'indiquer la direction pense-t-elle alors qu'elle s'est égarée dans une ville sans signe distinctif. Nous sommes sur un pont au-dessus de l'eau et le ciel est aussi orange qu'un jus multifruits bio vitaminé et sûrement pour l'occasion enrichi en mangues ou bien sinon la publicité ment. Ce qu'elle voit d'ici, étonnant mais c'est directement le passé ou presque directement le passé. Le problème est qu'elle est fatiguée et qu'il est tellement difficile de tout faire tenir ensemble. Cela danse selon un certain rythme c'est certain mais est-ce le même ? Les arbres plient un peu dans le vent et des nuages défilent et tout ceci serait demeuré Inaperçu dans d'autres circonstances. Par exemple, moins fatiguée ou jeune encore, elle aurait pu éviter les répétitions et les phrases toutes faites et décrire simplement les barges en bois sur le fleuve et même inventer des scènes torrides pour derrière les stores de paille. Disons ces récits de jadis qui contiennent notamment des vêtements imbibés de l'odeur insistante des chevaux. Mais aujourd'hui quelqu'un a dû lui faire une injection de somnifère ou la peinturlurer d'une crème de jour à base de plomb, elle a juste le courage de reprendre des mots déjà entendus : par exemple on raconte qu'un homme voyage furieusement vers toi. Est-il raisonnable d'avoir encore cet espoir pantelant et au reste une bonne âme pourrait-elle lui chuchoter qui et quand et éventuellement où qu'elle ne rate pas derechef le rendez-vous ? Pas dans les environs en tout cas, à moins que le tramway ne consente à arriver et à s'inventer un arrêt que la photo a simplement oublié de figurer et les choses alors auraient enfin cet aspect concret et possible qui permettrait que tout et elle y compris perdure. D'accord, dit-elle, on verra plus tard si jamais elle atteint plus tard grâce à sa capacité sportive à outrepasser l'épuisement comme un coureur saute des haies à toute allure et sans s'affaler. Ce jour-là, les veines de ses paupières cesseraient de vibrionner. Mais en attendant le bateau postal vient d'apponter et c'est la solution miracle. II y avait cette lettre qu'elle n'attendait plus signée de ce prénom rougi comme un cœur qui s'agite. La lettre recommandait avec un flegme quasi bouddhiste : contemple assez longtemps l'agencement des lignes et des couleurs, tu devrais être capable de dénicher l'arrière-coin où se cache la patience récompensée. Un simple baiser d'accueil quand nous serons réunis. Mais où est-ce ? Peut-être devrait-elle finalement se résoudre à demander l'aide d'un tiers ? Auriez- vous l'amabilité etc.

Profitons de l’occasion pour renvoyer aux propos de Stéphane Bouquet dans le dernier numéro de la revue en ligne Secousse, en réponse à la question lancée par les responsables de la revue : La poésie est-elle réactionnaire ? En voici des extraits :

Il est possible donc qu’écrive des poèmes celle ou celui qui a perdu quelque chose, bien qu’elle ou il ignore quoi précisément – et que le poème soit son effort d’autoconsolation. En cela, il y a bien une pulsion réactionnaire qui travaille le fond de la poésie : l’appel d’un retour, quand on n’avait pas bêtement laissé tomber ses clés ou son os. Mais ce qui ne l’est pas, réactionnaire, c’est le chemin qu’il faut inventer pour satisfaire cette pulsion. […]

Le but des poèmes (soyons modestes, des poèmes tels que je les envisage et les écris) est de produire une vie suffisamment vivante pour donner l’illusion que la vie est actuelle, présente, ou quasiment. Que nous y sommes presque, dedans, et non pas exilés. Qu’en fait, il ne nous manque rien : ni un labrador, ni un chêne, ni un Victor. Si bien que pour ce faire il est indispensable de créer d’interminables effets de surprise dans la langue, si la vie est bien – comme je le crois – le sentiment d’inattendu, de décalage qui sort les jours de leurs rails et fait de chaque heure un matin. La langue du poème s’ingénie à produire de la surprise et en cela, qu’on le veuille ou non, elle est condamnée au neuf, non par goût un peu naïf du nouveau en tant qu’il est nouveau, avant-truc et cie, mais parce que le neuf (dans la langue) est la seule façon de réaliser un état (peut-être archaïque) où, pour nous (« nous » collectif, ou au moins duel), quelque chose est toujours intensément de ce monde.