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dimanche 19 novembre 2017

POUVOIRS DE LA FICTION. À PROPOS DE LA MAISON ÉTERNELLE DE YURI SLEZKINE.

Il est des rêves collectifs dont nous avons malheureusement appris à trop bien nous réveiller. Ainsi de celui que nourrit au siècle dernier sur le territoire de l’ancienne Russie toute une génération d’intraitables révolutionnaires qui tenta d’y installer pour l’éternité une société sans classe et sans exploitation par la mise en place d’un régime qui ne se maintint finalement pas plus que le temps d’une courte vie humaine.

Sûrement que ce dernier dont on sait les souffrances et les atrocités dont il fut responsable ne doit pas être regretté. Mais confronté aujourd’hui à l’affirmation tellement écoeurante des inégalités que les sociétés dîtes libérales ont laissé s’établir quand elles ne les promeuvent pas, entre les fameux premiers de cordée qui ne tirent à eux que les bénéfices du travail des êtres qu’ils exploitent et la masse immense de ceux qui, de multiples façons, voient leur vie ou une partie de leur vie, sacrifiée à ce système, pour ne rien dire au passage de ce qu’il en coûte pour la survie de la planète, oui, confronté à cela, on comprendrait qu’on en vienne à regretter ces visions d’avenir radieux et que sous l’apparente résignation des comportements et malgré les efforts d’endormissement des pouvoirs de tous ordres, germent à nouveau, dans nos coins de cerveau toujours disponibles, des projets de « révolution », mûrissent dans nos cœurs des désirs de révolte, s’expriment un peu partout des impatiences et des colères qui pourraient tout emporter demain.
C’est donc avec des préventions moindres à l’égard de la tentation révolutionnaire et de ses effrayantes radicalités que je me suis lancé ces derniers jours dans la lecture du monumental ouvrage composé par l’historien américain Yuri Slezkine qui sous couvert de nous raconter un peu à la manière de la Vie mode d’emploi de Perec, l’histoire des premiers habitants de la fameuse Maison du Gouvernement construite à la fin des années 20, face au Kremlin,  pour abriter quelques centaines de privilégiés du régime, tente d’analyser les ressorts fondamentaux de la psyché bolchevique.

« Toute ressemblance avec des personnages de fiction, vivants ou morts, serait pure coïncidence »


vendredi 17 novembre 2017

SUR NOTRE INCAPACITÉ À NOUS SOULEVER CONTRE CE QUI EST DÉTESTABLE.

Pour des raisons que chacun comprendra et qui débordent largement le parallèle que je faisais entre les mutineries de 1917 et « le délire officiel » de Noël, au moment où d’aucuns se sentent malgré eux, enrôlés dans la défense d’un modèle social dont on voit de plus en plus clairement qu’il ne profite qu’à une minorité d’individus qui se sont, semble-t-il, donnés comme objectif d’exploiter le plus possible leurs semblables, pour ne pas parler des ressources communes de la terre, je crois bon de revenir sur le livre de l’historien André Loez, que j’ai présenté sur mon ancien blog en décembre 2013. Il offrira peut-être à chacun de quoi comprendre en partie les raisons actuelles de notre incapacité à nous soulever contre un état des choses que nous sommes, je pense, de plus en plus nombreux à trouver détestable.

Tout vrai lecteur le sait. À l'intérieur de soi, c'est tout un jeu de configurations et de reconfigurations qui se produit durant le temps de la lecture. Là s'échangent des temporalités. Des situations. Des préoccupations. Celles bien entendu de l'ouvrage et des récits qu'il met en œuvre. Celles aussi qui nous sont propres et qu'aucune lecture même la plus captivante n'est en mesure de suspendre totalement.

Il en résulte parfois des mises en relation surprenantes.

Lisant le très important livre d'André Loez sur les mutins de 1917, que nous ne saurions trop conseiller en prévision des commémorations tous azimuts à venir, tandis que nous subissions la terrible pression commerciale correspondant à ce que Baudelaire appelait déjà dans les Petits Poèmes en Prose, l'"explosion du nouvel an", quelque chose en nous, malgré l'évidente différence des matières, malgré le caractère paradoxal et même possiblement choquant de leur rapprochement, nous enjoignait à chercher ce que ces refus de la guerre étudiés de façon si attentive par l'historien, un peu dans la lignée des préconisations du Michel de Certeau de l'Invention du quotidien, s'efforçaient aussi de nous faire entendre sur notre propre attitude à l'égard de ce qu'il est possible de considérer aujourd'hui comme l'obligation sociale de fête.

mardi 12 septembre 2017

RECOMMANDATION : SIDÉRER, CONSIDÉRER DE MARIELLE MACÉ.


Cliquer pour lire un extrait du livre
C’est un texte court. Qui ne répond certes pas à toutes les questions notamment politiques qu’il soulève mais qui, rendant plus attentifs, nous conduit à aborder ces dernières avec plus de lucidité et surtout de cette véritable et nécessaire humanité qui permettrait de construire demain un monde enfin plus habitable. Pour tous. Confrontée à la réalité à première vue sidérante de cette misère qui, venue d’un peu partout, tente aujourd’hui de s’installer dans le peu d’espace que l’égoïsme et l’arrogance de nos sociétés protégées, provisoirement lui abandonnent1, l’essayiste Marielle Macé dont nous apprécions depuis longtemps le travail, s’efforce, avec beaucoup de pudeur mais aussi de résolution, de redéfinir le regard qu’il nous appartient de poser sur ces populations démunies que nous aurions tort de ne considérer, au mieux, que comme de malheureuses victimes.

Ceux qui suivent depuis ses débuts notre blog gardent peut-être en mémoire la recommandation que nous avons faîte, lors de sa publication, du beau livre de Sylvie Kandé, La Quête infinie de l’autre rive, qui avait, entre autre, le mérite de nous faire voir les migrations actuelles non plus comme des actes de désespoir mais comme affirmations d’être relevant, pour qui sait les comprendre de l’intérieur mais aussi dans leur histoire, d’une véritable geste héroïque.

Sans bien entendu recourir au caractère épique de la poète franco-sénégalaise, l’ouvrage de Marielle Macé nous amène aussi à considérer autrement ces vies que nous sommes toujours trop nombreux à recevoir comme « au fond pas tout à fait vivantes » ou comme l’écrit Judith Butler qu’il cite « comme des non-vies, ou comme partiellement en vie, ou comme déjà mortes et perdues d’avance, avant même toute forme de destruction ou d’abandon ». Non !  Répond avec la plus grande énergie Marielle Macé : ces vies sont au contraire « absolument vivantes » ! Et d’affirmer, comme nous le montre bien encore au passage le livre de Sophie G. Lucas, moujik moujik, que nous nous réjouissons d’avoir sélectionné pour le Prix des Découvreurs 2018, que « les vies vécues sous condition d’immense dénuement, d’immense destruction, d’immense précarité, ont sous ces conditions d’immense dénuement, d’immense destruction et d’immense précarité, à se vivre. Chacune est traversée en première personne, et toutes doivent trouver les ressources et les possibilités de reformer un quotidien : de préserver, essayer, soulever, améliorer, tenter, pleurer, rêver jusqu’à un quotidien, cette vie, ce vivant qui se risque dans la situation politique qui lui est faite. »
Démantèlement  par les CRS de la zone sud de la "Jungle" de Calais, le 16 mars 2016



Cette reconnaissance ne peut pas aller sans colère. Colère devant « l’indifférence, le tenir-pour-peu, par conséquent la violence et la domination […] toutes les dominations, celles qui justement accroissent très concrètement la précarité. »  Et là justement se trouve l’une des vertus principales du poète, de l’artiste, affirme Marielle Macé qui rappelle Hugo, Baudelaire, Pasolini et appuie sa réflexion sur l’Austerlitz de Sebald, la relation de Walter Benjamin à sa bibliothèque, le film de Claire Simon, le Bois dont les rêves sont faits, les récits attentifs mais dénués de pathos d’Arno Bertina ou, pour finir, sur le très beau livre de Jean-Christophe Bailly, Le Dépaysement dont elle retient l’idée qu’un pays n’est pas un « contenant » mais « une configuration mobile d’effets de bords » ce qui nous impose de « ne pas enclore chaque idée de vie mais au contraire de l’infinir et reconnaître ce qui s’y cultive ».

Car ce qui s’y cultive, souligne bien Marielle Macé, n’est pas que la pure négativité de la souffrance, du deuil et de la misère. S’y cultivent aussi l’adaptation, le bricolage, l’invention, l’utopie, le rêve, … bref tout un système de compétences qui mis en œuvre avec parfois de formidables énergies vise à organiser ou réorganiser la vie et à lui donner ou redonner humainement forme. Les preuves n’en manquent pas. Comme ce dont témoigne le travail du Pôle d’exploration des ressources urbaines ( PEROU), un collectif  de politologues, de juristes, d’urbanistes d’architectes et d’artistes : l’installation en moins d’un an et dans les conditions détestables qu’on sait, par les 5000 exilés de ce qu’on a appelé la Jungle de Calais, de « deux églises, deux mosquées, trois écoles, un théâtre, trois bibliothèques, une salle informatique, deux infirmeries, quarante-huit restaurants, vingt-quatre épiceries, un hammam, une boîte de nuit, deux salons de coiffure. » Détruire à grands coups de pelleteuse comme le font les « autorités » cet existant, pour en déloger les migrants ne se réduit pas simplement à réduire par les moyens de notre technologie, mécanique et policière, des abris insalubres, montés à partir de matériaux précaires qui défigurent le paysage, c’est surtout démolir des idées, « des idées de vie, qui se tiennent tout à fait hors de la vie partagée mais qui disent qu’on  pourrait faire autrement et accueillir autrement. »

Alors, oui, Sidérer, considérer, sous-titré Migrants en France, 2017  est un livre qu’il faut lire pour, qu’enfin débarrassés de l’écœurante parure de bons sentiments qui nous amènent à verser des larmes hypocrites sur les souffrances dont le monde se contente trop souvent de nous livrer le spectacle, nous nous mettions à reconnaître en chaque démuni une vie qui elle aussi s’invente et se cherche et a toujours quelque chose à nous dire. Pas seulement sur ce qu’elle est mais aussi sur ce que nous pourrions être. Avec plus d’intelligence et surtout de réelle attention envers tous ces possibles que tellement, malgré tous nos savants discours et nos grandes mais infertiles résolutions, nous négligeons2.

NOTES :
1.       On lira à cet égard avec beaucoup d’intérêt les premières pages du livre qui analysent avec acuité le paysage urbain dans lequel s’est établi le camp de migrants et de réfugiés dont part Marielle Macé pour lancer sa réflexion sur le caractère sidérant dans certaines de nos villes des indécents voisinages qui s’y produisent.

2.       Voir pour prolonger cette idée de fertilité : http://lesdecouvreurs2.blogspot.fr/2016/09/exoten-raus.html#more

lundi 3 juillet 2017

RECOMMANDATIONS DÉCOUVREURS. ÉTÉ AVEUGLE DE ROSE AUSLÄNDER

Été aveugle

Les roses ont un goût rouge-rance —
un été acide est sur le monde

Les baies se gonflent d'encre
et sur la peau de l'agneau le parchemin se rêche

Le feu de framboise est éteint —
un été de cendres est sur le monde

Les hommes vont et viennent paupières baissées
sur la berge aux roses rouillée

Ils attendent que la colombe leur porte des nouvelles
d'un été étranger sur le monde

Le pont de pointilleuse ferraille
ne s'ouvre qu'à ceux en ordre de marche

L'hirondelle ne retrouve plus le sud — 
un été aveugle est sur le monde


Blinder Sommer

Die Rosen schmecken ranzig-rot —
es ist ein saurer Sommer in der Welt

Die Beeren füllen sich mit Tinte
und auf der Lammhaut rauht das Pergament

Das Himbeerfeuer ist erloschen —
es ist ein Aschensommer in der Welt

Die Menschen gehen mit gesenkten Lidern
am rostigen Rosenufer auf und ab

Sie warten auf die Post der weissen Taube
aus einem fremden Sommer in der Welt

Die Brücke aus pedantischen Metallen
darf nur betreten wer den Marsch-Schritt hat

Die Schwalbe findet nicht nach Süden —
es ist ein blinder Sommer in der Welt


Née le 11 mai 1901 à Czernowitz (Autriche-Hongrie ; actuelle Ukraine) et morte le 3 janvier 1988 à Düsseldorf (Allemagne), Rose Ausländer est une poétesse d'origine juive allemande.

Comme le dit la belle et longue présentation du regretté Gil Pressnitzer qu’on trouve d’elle sur le site Esprits nomades, « son histoire semble être le symbole du naufrage de cette Mitteleuropa, de cette culture de l'Europe centrale qui a disparu dans les flammes et les camps de la mort ».

Nous ne saurions trop recommander à nos amis enseignants de se pencher sur les textes mais aussi sur la destinée de cet auteur qui, injustement méconnue fait partie comme l’écrit Gil Pressnitzer de ces grands poètes juifs : Paul Celan, Nelly Sachs, Ingeborg Bachmann qui, pour avoir fait intimement l’expérience de l’horreur, donnent chair aux choses indicibles.

mercredi 28 juin 2017

SÉLECTION DÉCOUVREURS. MOUJIK, MOUJIK, DE SOPHIE G. LUCAS.

CLIQUER POUR OUVRIR LE PDF

Il est des livres qu’on n’écrit pas sans colère. Non de cette colère furieuse des forcenés mais de cette « triste colère » qu’évoque le poète Alexandre Blok qui monte en soi face aux manquements dont notre société nous fournit régulièrement le spectacle.

Non que nous soyons obsédés par cette façon dont nos sociétés traitent la foule de ceux qu’elle relègue de plus en plus à leurs marges. Dans un monde où des poignées d’hommes peuvent en toute apparente légalité posséder l’équivalent des richesses de tout un continent et où la plupart trouve normal qu’un sportif ou un dirigeant d’entreprise gagnent en un mois plus d’une vie de salaire d’un ouvrier qui risque, sur les chantiers qu’il enchaîne, sa santé quand ce n’est pas sa vie, la misère, si ce n’est au cinéma, ne fait pas vraiment scandale et même si dans nos villes elle s’expose assez clairement, nous savons parfaitement en détourner le regard, lui opposer une sorte d’opacité rétinienne, d’indifférence intime qui n’est sans doute qu’une des conditions du maintien de notre propre tranquillité ou sécurité affectives.

CLIQUER POUR LIRE
C’est pourquoi un travail comme celui qu’a mené Sophie G. Lucas, avec moujik moujik que les éditions de la Contre Allée ont eu l’intelligence de rééditer après une première publication en 2010 aux Editions des Etats civils de Marseille, doit être tout particulièrement salué. Précédé par une épigraphe empruntée à Jehan Rictus, ce poète méprisé qui se voulait l’ « Homère de la Débine » et n’hésitait pas à en appeler à « la vaste et triomphante jacquerie, l’assaut dernier et désespéré des masses vers les joies d’Ici-bas, vers la vie heureuse et confortable, l’Art et la Beauté, tous les éléments du Bonheur dont les humbles sont injustement privés et auxquels ils ont droit », l’ouvrage de Sophie G. Lucas s’attache à ce « qu’on voit de nouveau ces hommes et ces femmes de la rue. Qu’on les regarde ». Qu’on se confronte à cette part de vie et de mort que leur corps, le décor dans lequel ils vivent et les mots qu’ils utilisent ont à raconter. À cet insidieux et collectif mépris de la personne qu’ils ont aussi à dénoncer.

mercredi 21 juin 2017

IL Y A ENCORE DE QUOI CHANTER ! DOMAINE DES ENGLUÉS D’HÉLÈNE SANGUINETTI.


FRANZ MARC 1910 DER TRAUM

Non. Je ne crois plus trop que la parole critique – car la critique est parole avant d’être discours – ait aujourd’hui pour vocation de mettre à jour les mystères d’une écriture. D’en résoudre l’énigme. Nous sommes solitudes. Et c’est sûrement illusion de croire qu’il existe quelque part dans le monde, qu’il se trouvera un jour dans le temps, une sensibilité et une intelligence tellement frères, tellement sœurs, que nous serons enfin rejoints, compris dans notre totale et parfaite singularité.

Des livres comme ceux que publient Hélène Sanguinetti sont justement de ces livres qui, poussant à la limite leur propre affirmation d’être et de solitude peuvent nous aider à comprendre l’impasse dans laquelle s’engage quiconque voudrait trouver le mot, découvrir la formule, le magique abracadabra, qui ouvrirait pour chacun le sens d’une œuvre à tort considérée comme un bloc de significations d’une densité telle qu’il y faudrait une culture, une attention exceptionnelles pour en pénétrer, ne serait-ce qu’un peu, les principaux arcanes.

mercredi 14 juin 2017

POUR PIERRE DROGI. FULGURATION DE LA VIE.


TIEPOLO Métamorphose de Daphné détail
Reconnaissons notre erreur. Lorsqu’il y a quelque temps je me suis vu adresser Le chansonnier de Pierre Drogi publié à la Lettre volée, j’avais un peu rapidement classé cet ouvrage parmi les productions  de ces auteurs dont j’ai de plus en plus de difficulté à tolérer le manque de simplicité et le caractère par trop ostensible de leur prétendue modernité. C’est vrai qu’à lire du bout des yeux et de l’esprit, comme on fait le plus souvent d’un livre qu’on n’a pas vraiment désiré et qu’on ne fait que feuilleter comme on feuillette certaines personnes de rencontre dont on se dit qu’on ne les croisera plus, bien des choses nous échappent. Et nous pourtant qui, dans notre poésie, nous défions terriblement de tout effort d’étiquettes, avouons que nous ne sommes pas toujours parmi les derniers à enfermer les autres dans la bêtise de nos apathiques et fâcheuses définitions.

Car Pierre Drogi est poète. Et poète vraiment. Comme vraiment je les aime. C’est-à-dire poète traversé mais aussi traversant et ce n’est pas parce que les figures que dessinent ses poèmes sur la page ont un petit caractère mallarméen et dans leur très subtile ponctuation jouent savamment de leur relation typographique au blanc, qu’ils ne sont pas par-dessus tout parole et parole activée pour libérer un peu de ce qu’offre partout, mais à nous si difficilement, le monde : l’expérience d’une relation dégagée, désencagée, décollée de ces pancartes, affiches, écriteaux par quoi la pensée puis sa langue se condamnent à la seule et triste gymnastique  des mots.

Mouvement en profondeur du cœur qui accueille et répond, la poésie de Pierre Drogi, bien que nourrie d’une rare culture, est un « fluide simple », une circulation d’énergies prises on peut dire à toutes choses qui de chaque recoin de la création viennent s’y mélanger, s’y échanger, jouir de leurs métamorphoses pour nous arracher aux fausses certitudes des identités arrêtées et relancer l’infini commerce que nous n’aurions jamais dû suspendre avec tout ce qui de partout renverse et déborde : la vie.

vendredi 28 avril 2017

TOUS LES CLAVIERS SONT LÉGITIMES ! MACHINE ARRIÈRE DE SAMANTHA BARENDSON.

 Photographie réalisée par l'artiste américaine Sally Mann
Percevoir et déguster les différences, entretenir nos capacités de réaction vive et curieuse face à l’heureuse diversité aujourd’hui menacée du monde, de Montaigne voyageur à Victor Segalen, l’exote, les grandes figures ne manquent pas qui m’encouragent à ne pas rester prisonnier, comme disait aussi Francis Ponge, de ma rainure humaine. Et rien ne me déplaît tant que de voir comme à l’intérieur du petit milieu poétique qui de cette façon ne sera jamais grand, à quel point le triste esprit de chapelle fait que beaucoup s’appliquent – dans les limites d’invention bien sûr hors desquelles il n’y aurait point d’art – à dupliquer le même et s’entendent à mépriser ce qui ne ressemble pas.

Il y a loin entre le livre d’Alexander Dickow que j’ai présenté il y a quelques jours et celui de Samantha Barendson dont je compte parler aujourd’hui. Et ce qui me retient dans cette Machine arrière que Samantha Barendson vient de publier à la Passe du vent, n’est pas du ressort de l’inventivité formelle ou de la profondeur de champ. De cette espèce de conjuration élargie d’intelligence qu’on trouve à l’oeuvre dans la Rhapsodie curieuse du poète franco-américain. Non, le mérite de la suite de poèmes simples et courts qui compose Machine arrière tient justement à son immédiateté. Son évidence qui fait qu’on ne s’interroge pas sur le fond, les arrière -fonds, la préparation, les complications, les superpositions que seraient supposée présenter chacune des lignes de ces textes mais qu’on peut étaler ces derniers devant soi, avec tout le plaisir et la curiosité qu’on tire d’un jeu de photographies où se lirait l’histoire bien séquencée et pas trop difficile à reconnaître, d’une vie.

lundi 24 avril 2017

UNE BIEN GOÛTEUSE CHAIR DE PAROLES. RHAPSODIE CURIEUSE D’ALEXANDER DICKOW.

MU-QI 6 kakis 
« On ne parle pas les choses mais autour ». Non cette phrase n’est pas tout-droit tirée de Montaigne. Elle vient du dernier livre du poète Alexander Dickow qui, sous le titre de Rhapsodie curieuse, semble consacré à l’éloge du kaki, ce fruit mal connu chez nous du plaqueminier dont nous disent les encyclopédistes il existerait dans le monde plus de 600 espèces, sous-espèces et variétés. 

Écrivons-le d’emblée. De tous les livres que j’ai reçus dernièrement, l’ouvrage de Dickow publié par les intéressantes et exigeantes éditions louise bottuest sans doute celui qui m’aura fait la plus forte impression. Procuré le plus de plaisir vrai. Et le plus convaincu de l’intérêt de ces oeuvres de parole, qui, conduites de l’intérieur, nourries d’une véritable curiosité et science des choses, savent profiter de toutes les libérations produites par plus d’un siècle de renouvellements et d’expérimentations littéraires, d’interrogations aussi sur le dire, pour ouvrir toujours davantage nos sensibilités et nous aider à comprendre, approcher, un peu différemment et pour en mieux jouir, l'obscure évidence ou l'évidente obscurité du monde...

Intitulée Rhapsodie le petit grand livre d’Alexander Dickow coud effectivement ensemble des formes et des registres dont le rapprochement peut sembler a priori curieux. Hymne à la diversité – celle des choses et des langues – éloge du goût et de la connaissance,  satire en creux des conformismes auxquels nous nous laissons paresseusement aller dans nos vies quotidiennes, réflexion philosophique sur les complexes relations existant entre le penser et le sentir, entre le corps et l’esprit, les choses et les mots sensés les définir ... sans oublier contes rapportés, inventés, fantaisistes, pastiches, et surtout maladresses syntaxiques voulues, comme d’un qui viendrait d’une autre langue, tout concourt à produire un livre totalement d’aujourd’hui, où le lecteur bien que confronté à tout un choix décalé et délicieusement imparfait de matières, étrangement, ne se perd pas. Se trouve à chaque page comblé. Assuré qu’il se trouve d’être en présence d’une oeuvre véritable. Visiblement pensée. Sentie. Portée. Riche en saveurs diverses. Multiples. Contrariées.

samedi 18 février 2017

ABATTOIRS. ON N'A PAS LE DROIT DE COMBINER LES MAUX DE L'ÂGE ATOMIQUE AVEC LA SAUVAGERIE DE L'ÂGE DE PIERRE !



https://drive.google.com/open?id=0Bzp8y58gwcB3TlZ2SlhIak9qTWM
CLIQUER DANS L'IMAGE POUR DECOUVRIR LES TEXTES
Les scandales récents concernant le traitement des animaux dans les abattoirs m’incitent à mettre aujourd’hui en ligne un extrait des entretiens que Marguerite Yourcenar a donné en 1980 au journaliste Matthieu Galley.

On appréciera, j’espère, la largeur de vue de la Dame de Mount Desert. Et comme elle s’y montre capable de donner sens à une forme d’habitation du monde  dont il semble que nous nous éloignions chaque jour à grands pas.

Nous avons complété ses propos par un extrait tiré de l’oeuvre de Jean-Christophe Bailly dont nous ne saurions trop recommander sur le sujet, le livre intitulé Le Versant animal.

Et pourquoi ne pas redécouvrir aussi l’extraordinaire ouvrage d’Upton Sinclair, La Jungle (1906), consacré aux célèbres abattoirs de Chicago, un livre dont on dit qu’il amena le Président des Etats-Unis de l’époque, à renoncer à consommer des saucisses à son petit déjeuner !

dimanche 5 février 2017

POUR UNE HYGIÈNE DE L’ESPRIT. UNE PENSÉE SANS ABRI. CHRISTIANE VESCHAMBRE AVEC LES LYCÉENS DE BOULOGNE ET CALAIS.

Christiane Veschambre au lycée Branly de Boulogne-sur-Mer
L’école peut-elle se limiter aujourd’hui à des savoirs arrêtés ? À la transmission de modèles ? De listes. De connaissances ou de dogmes à réciter. Non. Et de moins en moins non ! À l’heure où la menace de l’enfermement des esprits dans des systèmes de croyances visant à nier le droit de chacun à sa propre différence alerte à juste titre sur ce que nous voulons sauver de nos démocraties, il est bon de rappeler que la pensée véritable, celle qui fait avancer, est toujours sans abri.

mardi 31 janvier 2017

HERBES. CONJOINDRE À NOUVEAU NATURE ET CULTURE ! AUGUSTIN BERQUE.

Herbes sur les bords du lac de Trakkai
On le sait. Durant des lustres, notre enseignement s'est complu  à organiser son approche de la littérature et principalement de la poésie autour de grands thèmes tels l'amour, la rencontre, l'engagement, la femme et plus largement encore celui de la nature !!! Et c'est de cette passion immodérée pour les concepts vagues et leur illustration caricaturale qu'ont fini sans doute par apparaître autour de nous des générations d'esprits manipulateurs et bavards davantage occupés de l'effet de leurs paroles que de la relation qu'elles devraient entretenir avec ce que nous appellerons, pour aller vite, le réel foisonnant qui non pas nous entoure mais de fait, en partie, nous construit. 

Alors, lisant l'ouvrage passionnant que les éditions Champ Vallon viennent de me faire parvenir, un ouvrage collectif consacré au motif de l'herbe et dirigé par un spécialiste du cinéma, le professeur Jean Mottet, je me dis que nous serions bien avisés de renouveler nos approches esthétiques en nous tournant comme il l'écrit vers "l'éprouvante simplicité" comme disait René Char, des motifs élémentaires : le nuage, le rocher, l'arbre, l'herbe…  Pour m'inspirer régulièrement du merveilleux petit livre de Véronique Brindeau sur les mousses, ou de certaines connaissances que j'ai pu recueillir sur la neige, sans parler effectivement de la classification des nuages élaborée par l'anglais  Luke Howard, j'ai pu constater comment cette approche par le motif était en mesure de susciter réellement tout d'abord l'étonnement, puis la curiosité,  la réflexion active enfin, de la plupart des jeunes qu'il m'arrive de rencontrer.

J'aurais aimé ici évoquer chacune des 12 contributions qui à travers le regard du paysagiste, du critique d'art, du philosophe, du géographe, de l'orientaliste, du jardinier, du botaniste, de l'écrivain, du musicologue …. renseignent l'inépuisable réalité de ce qui se trouve recouvert par l'idée en apparence si transparente et docile de l'herbe. La profondeur et l'intérêt si divers de la plupart de ces textes font que chacun comprendra qu'il fera mieux d'aller y voir de lui-même. Je m'attarderai simplement dans ce billet sur la proposition de l'auteur de Poétique de la Terre. Histoire naturelle et histoire humaine, Augustin Berque, qui, partant de l'expérience du philosophe japonais Watsuji Tetsurô (1889-1960)présente à mes yeux le grand mérite non seulement de souligner, ce qu'on sait bien, à savoir, le relativité des cultures, mais celui surtout de nous entraîner à partir de là, à repenser notre relation à la nature qu'il s'agit de retrouver non par un retour à la sauvagerie primitive mais tout à rebours par un lent travail de réciproque reconstruction.

Non, pour Augustin Berque, l'homme ne se conçoit pas comme individu occupant une place centrale dans un environnement conçu comme système interrelationnel d'objets qui lui resteraient extérieurs, mais comme être fondamentalement, constitutivement, engagé dans un milieu qu'il crée à travers les innombrables relations qu'il entretient, tant sur le plan physique que symbolique avec le monde. Ainsi rien ne serait plus faux qu'imaginer, pour parodier la trop célèbre formule de Gertrude Stein, que l'herbe est de l'herbe est de l'herbe et serait partout toujours de l'herbe.  Comme le découvrit  Watsuji Tetsurô lorsqu'il aborda - au printemps ! - la côte de Sicile, l'herbe d'Europe n'a pas comme dans son propre pays soumis, lui au régime plus violent des moussons, ce caractère de brousse impénétrable qui là-bas la fait figurer en bonne place parmi les symboles du wilderness, c'est-à-dire de la nature sauvage. Elle est amène et souple et se laisse aisément dominer. Induisant un rapport particulier de la culture à la nature. Rapport dont la tondeuse à gazon dont nous faisons tant de bruyants et ravageurs usages dans nos jardins comme aux bords des chemins, me semble toujours le très affligeant emblème.

De fait, en faisant du cosmos un univers-objet et en soumettant le vivant à notre mécanique, la science occidentale nous a coupés du monde. Et nous fait vivre chaque jour un peu plus dans un monde de signes et d'abstractions qui certes, nous confère une impression accrue de puissance, mais nous a fait perdre la multiplicité des liens sensibles qui nous attachaient à l'ensemble des réalités élémentaires avec lesquelles s'est tissé au cours des millénaires le milieu qui constitue notre humaine et flexible habitation. Cela, on commence à s'en rendre peut-être un peu tardivement compte, n'est pas sans affecter tant l'équilibre psychique des individus que les grands équilibres naturels dont dépend la survie plus ou moins harmonieuse des sociétés.

C'est pour cela qu'à la manière des calligraphes japonais, qui distinguent 3 degrés successifs d'écriture, il nous appartient sans doute, conclut Berque, après avoir appris à écrire le monde en lui imposant la régularité (zhen) de nos lois, de retrouver une forme d'écriture moins entravée, plus allante (xing) puis de passer à une forme cursive, justement appelée "herbue" (cao), par quoi nous parviendrons peut-être enfin à conjoindre à nouveau cette double dimension de l'être et bien évidemment du monde que sont nature et culture.

Non à partir des idées pures. Mais des réalités sensibles. De l'herbe. Évidemment. 

mardi 24 janvier 2017

PUISSANCE DE LA POÉSIE. APOLLINAIRE ET CHARLOTTE DELBO. AUCUN DE NOUS NE REVIENDRA.


Egon Schiele, La Jeune Fille et la Mort


Oui, amis enseignants. Il pourrait être intéressant à l’école, plutôt que de trop chercher à vouloir découvrir ce que peut bien signifier, en soi, tel poème écrit il y a maintenant des siècles, de réfléchir à la nature de l’écho que des lecteurs actuels, en fonction de leur situation propre, peuvent toujours percevoir en lui.

C’est le 30 ou 31 mars 1902, un dimanche donc ou un lundi de Pâques, jour de résurrection, que Guillaume Apollinaire, pénètre pour la première fois dans l’Alter Nördlicher Friedhof de Munich dont les tombes aux allures parfois inattendues semblent surgir d’un flot de mousses et de verdure. De ce qu’il ressent alors, découvrant - à l’intérieur de ce qu’on appelait autrefois l’obituaire, mot disparu remplacé dans notre franglais d’aujourd’hui par l’expression Funeral Home - une troupe impassible de morts, gentiment préparés et bien allongés dans leur bière et qui semblent l’attendre, on n’en saura rien que la fantaisie qu’après quelques vicissitudes, il intégrera à son recueil Alcools, sous le titre de La Maison des morts.

mardi 3 janvier 2017

EN 2017. L’ÉDUCATION ! POUR LA CONSTRUCTION D’UN AVENIR MEILLEUR, DURABLE ET FRATERNEL.

Tout sépare cette allégorie du feu peinte en 1566 par Arcimboldo qui célèbre la puissance guerrière de l’Empereur Maximilien II de Habsbourg, à l’époque en lutte contre Soliman le Magnifique, du tableau qu’à 14 ans, en pleine guerre mondiale, Giacometti intitula La Paix et qu'on peut découvrir à l’Albertina de Vienne.

Que les enfants qui tiennent ici entre leurs mains, non une colombe blanche mais un merle sans doute - ce qui me fait personnellement penser à l’admirable texte de Fabienne Raphoz sur le merle de son jardin (dont on trouvera un extrait page 30 de notre Dossier Découvreurs 2013) - soient ce que nous avons de plus précieux et que l’avenir que nous leur construisons constitue l’interrogation fondamentale qui devrait nous habiter tous, voilà ce qui pour moi ne souffre plus discussion.

vendredi 9 décembre 2016

LITTÉRATURE ENGAGÉE. UN LIVRE À FAIRE TRAVAILLER DANS LES CLASSES !

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« C’est pas l’affaire privée de quelqu’un, écrire. C’est vraiment se lancer dans une affaire universelle. Que ce soit le roman, ou la philosophie. » Ce n’est certes pas le livre d’Alice Ferney, Le Règne du vivant, qui vient d’être réédité en Poche après sa publication en 2014 aux éditions Actes Sud, qui donne tort au propos que Gilles Deleuze aura tenu dans son Abécédaire, confronté à la lettre A de Animal.

Court, prenant, engagé, le livre d’Alice Ferney qui s’insurge contre l’accaparement et la destruction par les humains de l’espace naturel qu’ils se révèlent incapables de partager vraiment avec toutes les autres formes de vie, mérite d’être proposé aux jeunes qu’il est en mesure de sensibiliser à l’usage que nos sociétés dîtes avancées font du monde dont elles s’estiment toujours, pour reprendre l’expression bien connue de Descartes, « comme maîtres et possesseurs ».

vendredi 2 décembre 2016

IDENTITÉ. ALTÉRITÉ. PLASTICITÉ. COMMENT SORTIR DE SA RAINURE HUMAINE.


MASQUES ALASKIENS,  CHATEAU-MUSEE de BOULOGNE-SUR-MER

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Je lis toujours avec intérêt les considérations que Florence Trocmé publie dans son flotoir.  Ce qu’elle vient d’écrire récemment au sujet de la traduction et peut-être aussi sur la question de la mise en scène des grandes œuvres littéraires me donne d’ailleurs envie de revenir un peu sur certaine des idées que je défends à l’intérieur de ce blog.

Bien sûr, je partage a priori la considération qu’éprouve Florence Trocmé pour le travail de P. Markowicz et son souci de rendre, avant tout, compte du caractère d’altérité  des oeuvres composées dans des langues étrangères.

Il y a pour chacun, en terme d’élargissement d’être, plus d’avantages à concevoir la traduction comme un chemin vers l’autre qu’à la réduire à n’être qu’une adaptation - à nos communes façons de voir, de penser, de sentir - du système de représentations fondamentalement différent dans lequel s’inscrit toute oeuvre produite dans une culture autre. Rien ne peut être plus triste pour l’homme que de ne savoir pas, comme dirait Francis Ponge, sortir de sa rainure. Et s’empêcher ainsi de se dupliquer constamment lui-même. Je partage à ce sujet les points de vue que développe Marielle Macé dans son dernier ouvrage, qui prenant les choses de manière très large, nous porte à reconnaître, non seulement dans la pluralité des formes prises par la vie humaine, mais aussi dans l’immense variété des existences animales, ce qu’à la suite de Canguilhem elle appelle des allures diverses de la vie, des styles, et va jusqu’à distinguer dans la multiplicité même des objets – je pense en particulier au passage qu’elle consacre aux instruments de musique – autant de manières d’instituer des relations nouvelles avec le monde.

samedi 26 novembre 2016

CHAIRS ET COULEURS DES DÉBUTS DU CHRISTIANISME. LIRE LE ROYAUME D’EMMANUEL CARRÈRE.

FRA ANGELICO Noli me tangere
C’est toujours bien de le redire : nous peinons – le mot est faible – à nous dépêtrer des poncifs qui encombrent notre esprit, nourri de toutes les simplifications, les plus ou moins nécessaires raccourcis qui constituent la base de tout ce qui se collecte d’ordinaire en nous sous le nom de culture.

C’est pourquoi j’ai aimé le livre qu’Emmanuel Carrère a consacré à « enquêter » sur les chrétiens des premiers âges et l’apparition de cet étrange, sinon même insensé système de croyances* qui, né dans cette lointaine partie de l’empire romain qu’était autrefois la Judée, a fini par rayonner sur la plus grande partie du monde donnant au passage naissance aux cathédrales, à la musique de Bach, à la peinture de Rubens, du Caravage ou de Fra Angelico...

Principalement centré sur la figure de Luc, ce grec judaïsé originaire de Macédoine qui fut l’un des principaux compagnons de Paul et auteur comme on le sait de l’Evangile qui porte son nom ainsi que des Actes des Apôtres, le livre de Carrère qui considère en partie Luc comme un confrère en écriture, nous aide à donner chairs et couleurs, un peu d’épaisseur humaine encore, à ces figures que l’ignorance de leur histoire réelle et notre soumission aux images fabriquées, ont laissé se figer en traits grossiers sur les toiles de fond de nos imaginaires. Richement documenté en dépit bien entendu du caractère limité des sources qui nous sont parvenues, l’ouvrage nous aide également à comprendre un peu les circonstances concrètes et les divers enjeux, psychologiques, sociaux, politiques, intellectuels, moraux et pourquoi pas aussi littéraires qui ont conditionné les tout débuts du christianisme et conduit à sa progressive rupture avec le judaïsme.

lundi 7 novembre 2016

VULNÉRABLE GÉNÉROSITÉ DE LA POÉSIE. STÉPHANE BOUQUET.

EDUARD OLE PASSENGERS 1929

Merci aux éditions Champ Vallon de m’avoir adressé le dernier livre de Stéphane Bouquet, Vie commune. Ceux qui me font l’amitié depuis quelques années de lire les notes que je consacre aux poètes que j’estime savent tout le bien que je pense de l’œuvre de cet auteur auquel j’ai consacré l’un des tous premiers billets de mon précédent blog (Voir).

L’ouvrage aujourd’hui présenté ne fait pour moi que confirmer l’importance du travail de cet auteur. Importance dont me persuadent moins les nombreux arguments que pourraient avancer ma raison raisonnante ou la sorte d’évidence avec laquelle le lisant, ses livres m’apparaissent sortir vraiment du lot commun. Non, si les livres de Stéphane Bouquet comptent tant à mes yeux c’est qu’ils sont au sens fort émouvants. Qu’ils m’émeuvent. Par tout ce qu’ils réussissent à me faire sentir de ce désir poignant qui nous anime d’une présence élargie aux autres et au monde. Sans rien cacher de tout ce qui pourtant fait la vie moindre et fausse. Et solitude.

vendredi 4 novembre 2016

DE NOTRE POUVOIR DE LAISSER S’ASSÉCHER OU DE FÉCONDER NOS VIES. SUR LE DERNIER LIVRE DE MARIELLE MACÉ, STYLES.


CLIQUER DANS L’IMAGE POUR LIRE NOTRE EXTRAIT DE STYLES








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De quoi, de qui, sommes-nous les serviteurs ? D’un ordre social qui nous gouverne ? Des habitudes que nous avons contractées ? Des pulsions profondes qui inconscientes nous travaillent ? Des mystérieuses chimies de nos cerveaux ? Des langues pourquoi pas encore qui façonnent nos représentations du monde? Les raisons ne manquent pas à ceux qui ne veulent voir en l’homme que la triste, rumineuse et malhabile marionnette de jeux de forces multiples qui l’animent. En même temps l’empêchent. Pour ne lui concéder qu'une illusoire liberté.

Mais, si loin d’être les administrés de vies qui jamais totalement, c’est vrai, ne nous appartiennent, nous étions capables, chacun à notre façon, d’investir les mille et une sollicitations du vivre ; et empruntant parmi les multiples formes qui nous traversent celles qui trouveront matières à s’incarner, se prolonger ou se laisser redéfinir, c’est selon, nous disposions du pouvoir d’affirmer, d’inventer, envers et contre tout, cette singularité d’être que nous refuse un peu vite l’esprit réducteur et conformiste du temps.

Je ne sais si le tout dernier livre de Marielle Macé tranche dans la production universitaire du moment. Je suis loin d’être au fait de tout ce qui se publie aujourd’hui dans ces territoires qui m’ont toujours un peu effrayé, sinon rebuté, par leur caractère de parole souvent étrangement inhabitée. Mais je vois bien que son livre qui s’autorise régulièrement la confidence, est d’un auteur « affecté » par son sujet. D’un auteur qui du coup me concerne. Répondant à certaines questions que, vivant, je me pose. Mettant ainsi ses clartés, ses lumières, sur des choses que je sens.

Et si nous pouvions un peu bricoler comme Sujets véritables, comme buissonnières libertés, ces vies qu’on voit de plus en plus faites pour être  assujetties ?

D’autres, j’imagine, ont rendu compte de son livre. Le replaçant dans le grand concert des productions intellectuelles de l’époque. En soulignant les vues les plus pertinentes, en pointant aussi, c’est certain, les angles morts. J’y ai pour ma part d’abord conforté l’admiration que j’éprouve pour le Michaux de Passages, pour le Barthes de la Préparation du roman ... pour tant d’autres encore à commencer par le Michel de Certeau de l’Invention du quotidien qui, l’un des premiers dans ma bien paresseuse évolution intellectuelle, m’a fait comprendre comment perruquage et braconnage étaient non pas les deux mamelles de notre vie mais deux modes extraordinaires par lesquels nous pouvons un peu bricoler comme Sujets véritables, comme buissonnières libertés, ces vies qu’on voit aussi de plus en plus prêtes à être assujetties.

On reproche aujourd’hui souvent aux colériques leurs excès. À ceux qui ne se retrouvent pas dans les simplifications d’usage, leur élitisme. L’ouvrage de Marielle Macé apportera à ceux-là qui ne sont pas très à l’aise dans le grand corps d’habitudes empruntées de l’univers social actuel, une sorte de légitimation de leurs mauvaises manières. Loin de n’être que pure recherche de distinction, affirmation énergumène ou posture, le souci obstiné de nuances, le refus des connivences ordinaires, comme l’emportement face aux façons de vie jugées insupportables, sont pour Marielle Macé à mettre au crédit de certaines sensibilités qu’elle n’hésite pas à qualifier de poétiques, émanant de dispositions d’être quasi sismographiques capables de repérer mais aussi d’évaluer, les grands mouvements profonds qui affectent les sociétés et menacent par certains de leurs aspects de les rendre en partie inhabitables. C’est ce qu’elle montre à travers les exemples de Baudelaire et aussi de Pasolini dont elle explique qu’il fut celui qui le premier l’ouvrit au désir d’étudier, au-delà des groupes et des individus, les formes particulières prises par la vie. Ses styles. N’en vitupérant celles qu’il voyait émerger de son temps que dans la mesure où elles étouffaient, selon lui, les chances de l’apparaître humain. 


Se délivrer totalement de « l’abcès d’être quelqu’un ? » 

Loin ainsi de nous entraîner à la célébration narcissique des petites différences, pratique malheureusement bien connue de divers milieux poétiques, c’est à partir d’une conception élargie, inquiète et toujours en devenir, du processus d’individuation affectant ce que nous tenons parfois frileusement pour nos identités, que Marielle Macé s’ingénie à valoriser en l’homme cette capacité d’attention qui permet d’éprouver de nouvelles relations avec le monde et de reconnaître autour de soi pour tenter de les comprendre, d’autres compétences de vivre.

Cela ne va bien sûr pas sans problèmes. Car, si, comme l’écrit Michaux, l’attention portée à la foule des propriétés, des façons, qui de partout nous traversent, nous délivre heureusement de « l’abcès d’être quelqu’un », il faut quand même un peu de fermeté pour qu’une forme existe. Et nul ne prétendra voir dans le Léonard Zelig imaginé par Woody Allen  - tour à tour obèse, grec, rabbin, noir, nazi, évêque, jazzman, politicien, pilote d'avion, psychanalyste... et à qui il suffit d'approcher une espèce, une communauté ou une simple personne pour en épouser immédiatement les caractéristiques - la figure idéale d’une individuation parfaitement aboutie.

Non. S’il importe, toujours pour reprendre Michaux, de ne jamais se laisser enfermer dans son style, toutes les formes ne nous conviennent pas. Certaines sont pour nous plus fécondes, entraînantes, que d’autres. D’autres inversement nous seront mortifères. Ou nous ne saurions rien en faire. En fait, nous fait mieux comprendre Marielle Macé, les formes de vie que le monde et sa puissance constante d’invention, de renouvellement, nous propose, ne devraient jamais nous laisser indifférents. Elles réclament au contraire la plus grande ouverture et la plus grande vigilance. Car, comme le dit si bien aujourd’hui le philosophe François Jullien, elles constituent pour nous des ressources. Manière pour chacun, non d’endurcir et d’exalter sa propre identité, mais de tester la plus ou moins grande fécondité, comme dirait Jean-Christophe Bailly, de l’humus particulier sur lequel il fait sa vie.