mardi 15 septembre 2020

DEVENIR BLOCKHAUS. SUR LE DERNIER LIVRE DE MAUD THIRIA PARU CHEZ ÆNCRAGES & CO.


enfant tu te demandes

si toutes les maisons ont

leur repli

leur terrain de jeu de guerre

et leur cachette ouverte

qui ne serait pas celle des greniers

des dessous d’escaliers obscurs

tu te demandes

si dans toutes les maisons

on se tient voûté

tapi

là par effraction

 

Tous les enfants le savent. Chaque maison recèle en elle ou dans son voisinage proche un lieu dont il peut faire son espace à lui, où échapper au regard des autres et donner libre cours à son imagination. Et rien n’est plus certain que ces espaces nous marquent et peut-être en partie nous façonnent. Comme l’affirme Bachelard, ce grand explorateur de l’imagination matérielle, « tous les espaces de nos solitudes passées, les espaces où nous avons souffert de la solitude, désiré la solitude, joui de la solitude, compromis la solitude sont en nous ineffaçables […] très précisément l’être ne veut pas les effacer. Il sait d’instinct que ces espaces de sa solitude sont constitutifs. Même lorsque ces espaces sont à jamais rayés du présent, étrangers désormais à toutes les promesses d’avenir, même lorsqu’on n’a plus de grenier, même lorsqu’on a perdu la mansarde, il restera toujours qu’on a aimé un grenier, qu’on a vécu dans une mansarde. [1]»

 

Alors, qu’ayant établi, enfant, son propre espace de repli, à l’intérieur d’un blockhaus, conservé parmi les ronces tout au bout du jardin familial, Maud Thiria le transmue aujourd’hui comme l’écrit Jean-Michel Maulpoix, « en lieu mental et en [fasse] la table d’orientation de son écriture » n’a rien finalement pour surprendre. Si ce n’est que le choix d’un tel lieu n’est pas chose courante.

 

Dans son étrangeté et la dureté de ses consonnes centrales, le mot même, blockhaus, a quelque chose d’âpre, de calleux [2] que la rudesse de matière et de forme de la chose n’a rien pour compenser. Sans compter ce que l’on sait de sa sinistre histoire. Ainsi, pour l’auteur qui tente dans son livre de rendre compte des marques que son blockhaus aura imprimées en elle, rassemblant pour commencer les souvenirs conjugués du bloc inhumain de béton barbelé et des diverses formes de vie végétale parmi quoi il se trouve en partie enfoui, orties mais aussi groseilles, il importe de comprendre qu’elle a toujours penché du côté des « textures rugueuses » et que quelque chose peut-être du lieu plus vaste qui l’a vu vivre enfant, la Lorraine, terre de guerres s’il en fut, l’a comme prédisposée à porter ces ombres de l’Histoire, tout à l’intérieur d’elle.

 

On le voit, le parti pris par le livre de Maud Thiria, a quelque chose de profond et d’ambitieux. Touchant à ce qui, dans le temps long des choses, nous construit. Ce que vient d’ailleurs souligner la belle page de remerciements qui commence par évoquer ses « ancêtres lorrains, les enfermés en forteresse, les peintres verriers dont [elle dit suivre] la lignée d’ombre et de lumière ».

 

On ne saurait toutefois évoquer cet ouvrage sans préciser la nature proprement exploratrice et la puissance de pénétration dont le mot-titre Blockhaus se trouve clairement investi tout au long de ce livre. Tantôt perçu comme substitut du ventre maternel où trouver à se blottir, tantôt éprouvé tout au fond de soi dans sa nature étrangère comme une sorte d’alien, ou un cheval de Troie, ce mot qui aux yeux de l’auteur semble parfois contenir tout le reste, se trouve en effet comme relié à toutes les dimensions de sa vie. Comme on le sait les mots effectivement ne sont pas sur nous sans résonances. Certains plus que d’autres irradient leur charge multiple et complexe de significations ordonnant autour d’eux notre perception intime des choses. Ainsi, lié bien sûr, comme on l’a dit, aux plus grandes atrocités de l’histoire, ce terme ennemi de blockhaus, en véritable pharmakon, s’impose également aux yeux de l’auteur, comme forme métaphorique condensée l’aidant à reconnaître en elle cette armure sensible et mentale dont elle éprouve le besoin pour échapper au vide. À la coulée en soi de l’informe.

 

tu sens à son contact

ce mot te structurer

face à la brutalité du monde

armer tes chairs

face au vide des matières molles

où coule l’informe

non-dit

 

du béton s’arme l’acier

et ton bras

prêt à l’envol

 

C’est que l’étranger, l’ennemi, n’est peut-être pas toujours ce qui cherche à nous détruire. À la lourde évidence des perceptions communes qui rassemblent dans l’illusion d’un monde partagé, l’auteur oppose finalement,  à travers la succession de ces courts textes ramassés, ses poèmes-blockhaus, où l’os de l’idée perce trop vite, peut-être, la chair sensible de l’écrit, l’expérience intime du déchirement qui lui fait finalement accepter sa différence, sa propre étrangeté. Devenue à son tour blockhaus, il lui redevient possible de retrouver son jardin d’enfance puis, à travers « les vieux murs fissurés » dans quoi l’être s’éprouve toujours en partie reclus, accueillir dans son livre ses souvenirs comme autant de « trouées de lumière/ inespérées ».

 



[1] Poétique de l’espace.

[2] Dans une page de son livre M. Thiria s’interroge d’ailleurs sur les effets que ce mot, à la différence d’un autre, auront pu avoir sur elle : « s’il s’était appelé autrement/ ta vie aurait-elle été la même ?/ quelle vision pour la casemate au fond du jardin/ si le mot ne retient pas toute la brutalité du monde ? ». 

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