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mardi 15 septembre 2020

DEVENIR BLOCKHAUS. SUR LE DERNIER LIVRE DE MAUD THIRIA PARU CHEZ ÆNCRAGES & CO.


enfant tu te demandes

si toutes les maisons ont

leur repli

leur terrain de jeu de guerre

et leur cachette ouverte

qui ne serait pas celle des greniers

des dessous d’escaliers obscurs

tu te demandes

si dans toutes les maisons

on se tient voûté

tapi

là par effraction

 

Tous les enfants le savent. Chaque maison recèle en elle ou dans son voisinage proche un lieu dont il peut faire son espace à lui, où échapper au regard des autres et donner libre cours à son imagination. Et rien n’est plus certain que ces espaces nous marquent et peut-être en partie nous façonnent. Comme l’affirme Bachelard, ce grand explorateur de l’imagination matérielle, « tous les espaces de nos solitudes passées, les espaces où nous avons souffert de la solitude, désiré la solitude, joui de la solitude, compromis la solitude sont en nous ineffaçables […] très précisément l’être ne veut pas les effacer. Il sait d’instinct que ces espaces de sa solitude sont constitutifs. Même lorsque ces espaces sont à jamais rayés du présent, étrangers désormais à toutes les promesses d’avenir, même lorsqu’on n’a plus de grenier, même lorsqu’on a perdu la mansarde, il restera toujours qu’on a aimé un grenier, qu’on a vécu dans une mansarde. [1]»

 

Alors, qu’ayant établi, enfant, son propre espace de repli, à l’intérieur d’un blockhaus, conservé parmi les ronces tout au bout du jardin familial, Maud Thiria le transmue aujourd’hui comme l’écrit Jean-Michel Maulpoix, « en lieu mental et en [fasse] la table d’orientation de son écriture » n’a rien finalement pour surprendre. Si ce n’est que le choix d’un tel lieu n’est pas chose courante.

 

Dans son étrangeté et la dureté de ses consonnes centrales, le mot même, blockhaus, a quelque chose d’âpre, de calleux [2] que la rudesse de matière et de forme de la chose n’a rien pour compenser. Sans compter ce que l’on sait de sa sinistre histoire. Ainsi, pour l’auteur qui tente dans son livre de rendre compte des marques que son blockhaus aura imprimées en elle, rassemblant pour commencer les souvenirs conjugués du bloc inhumain de béton barbelé et des diverses formes de vie végétale parmi quoi il se trouve en partie enfoui, orties mais aussi groseilles, il importe de comprendre qu’elle a toujours penché du côté des « textures rugueuses » et que quelque chose peut-être du lieu plus vaste qui l’a vu vivre enfant, la Lorraine, terre de guerres s’il en fut, l’a comme prédisposée à porter ces ombres de l’Histoire, tout à l’intérieur d’elle.

 

On le voit, le parti pris par le livre de Maud Thiria, a quelque chose de profond et d’ambitieux. Touchant à ce qui, dans le temps long des choses, nous construit. Ce que vient d’ailleurs souligner la belle page de remerciements qui commence par évoquer ses « ancêtres lorrains, les enfermés en forteresse, les peintres verriers dont [elle dit suivre] la lignée d’ombre et de lumière ».

 

On ne saurait toutefois évoquer cet ouvrage sans préciser la nature proprement exploratrice et la puissance de pénétration dont le mot-titre Blockhaus se trouve clairement investi tout au long de ce livre. Tantôt perçu comme substitut du ventre maternel où trouver à se blottir, tantôt éprouvé tout au fond de soi dans sa nature étrangère comme une sorte d’alien, ou un cheval de Troie, ce mot qui aux yeux de l’auteur semble parfois contenir tout le reste, se trouve en effet comme relié à toutes les dimensions de sa vie. Comme on le sait les mots effectivement ne sont pas sur nous sans résonances. Certains plus que d’autres irradient leur charge multiple et complexe de significations ordonnant autour d’eux notre perception intime des choses. Ainsi, lié bien sûr, comme on l’a dit, aux plus grandes atrocités de l’histoire, ce terme ennemi de blockhaus, en véritable pharmakon, s’impose également aux yeux de l’auteur, comme forme métaphorique condensée l’aidant à reconnaître en elle cette armure sensible et mentale dont elle éprouve le besoin pour échapper au vide. À la coulée en soi de l’informe.

 

tu sens à son contact

ce mot te structurer

face à la brutalité du monde

armer tes chairs

face au vide des matières molles

où coule l’informe

non-dit

 

du béton s’arme l’acier

et ton bras

prêt à l’envol

 

C’est que l’étranger, l’ennemi, n’est peut-être pas toujours ce qui cherche à nous détruire. À la lourde évidence des perceptions communes qui rassemblent dans l’illusion d’un monde partagé, l’auteur oppose finalement,  à travers la succession de ces courts textes ramassés, ses poèmes-blockhaus, où l’os de l’idée perce trop vite, peut-être, la chair sensible de l’écrit, l’expérience intime du déchirement qui lui fait finalement accepter sa différence, sa propre étrangeté. Devenue à son tour blockhaus, il lui redevient possible de retrouver son jardin d’enfance puis, à travers « les vieux murs fissurés » dans quoi l’être s’éprouve toujours en partie reclus, accueillir dans son livre ses souvenirs comme autant de « trouées de lumière/ inespérées ».

 



[1] Poétique de l’espace.

[2] Dans une page de son livre M. Thiria s’interroge d’ailleurs sur les effets que ce mot, à la différence d’un autre, auront pu avoir sur elle : « s’il s’était appelé autrement/ ta vie aurait-elle été la même ?/ quelle vision pour la casemate au fond du jardin/ si le mot ne retient pas toute la brutalité du monde ? ». 

vendredi 11 septembre 2020

SAUVER LES GRAINS DORÉS DU MONDE. DONA D’EMMANUEL MOSES CHEZ OBSIDIANE.

 

Dessin de Frédéric Couraillon
Dessin de Frédéric Couraillon pour Dona.

Emmanuel Moses est un auteur prodigue chez qui la parole est si bien aboutée à la vie et inversement que tout avec lui peut devenir poème et que chacun de ses poème fait signe en profondeur vers la vie. Car rien n’existe jamais qu’en surface pour lui. Un miroir dont le reflet qu’il vous renvoie perturbe, le lourd langage des cloches que personne n’entend plus, les trompettes d’or du soleil matinal succédant à la pluie du soir venue mouiller les rues, la cigarette qu’une femme allume, sous une nuit de printemps toute brillante d’étoiles, éveilleront chez lui autant d’échos qu’une page de Platon, ou une autre de Goethe, ou les images revenues de ces fantômes chers dont les noms connus et inconnus font l’objet de dédicaces qui de Michel Deguy à Pascale Ogier, témoignent encore à leur manière de l’extrême diversité de ses attachements. Mouvante et mosaïque, la poésie d’Emmanuel Moses se déploie par ailleurs dans un vers qui n’étant – même souterrainement - marquée d’aucun mètre évident, n’affichant aucun jeu de rime construit, suit comme un « mouvement au-delà du mouvement » qui la rend plastiquement toujours inattendue, tendant vers la pensée, sans que sa trompeuse facilité, sa grande liberté, l’apparentent jamais à ce qui pourrait, chez d’autres, vite tourner au simple bavardage.

Avec Quatuor, paru l’an passé au Bruit du temps, Emmanuel Moses montrait à quel point son œuvre est occupée par la pensée de la mort. De la perte. Et de la disparition. Avec Dona, qui est un livre moins construit et sensiblement plus court, ne regroupant qu’une quarantaine de poèmes dépassant rarement et de peu les limites de la simple page, Moses s’attache davantage à mettre en évidence la « précieuseté » comme il aimerait toujours qu’on l’appelle, de toutes ces choses, ces dons, par quoi peut se goûter dans notre monde le bonheur d’être en vie. Empruntée à Virgile, l’épigraphe qui donne son titre au recueil - Dona dehinc auro (ensuite des présents d’or) – place d’ailleurs subtilement l’ouvrage tout autant sous le signe de ces biens merveilleux qui nous sont offerts que de l’arrachement à tout ce que d’un autre côté, aussi, on aime [1]: le passage de l’Enéide auquel la citation réfère correspondant justement au moment où son navire tout chargé des innombrables et somptueux présents que ses proches lui ont offerts, le fils d’Aphrodite et d’Anchise doit pour toujours quitter une patrie qu’il ne reverra plus.

Une sourde mélancolie vient donc le plus souvent voiler ces poèmes où ce qui cherche à se célébrer apparaît généralement au passé comme dans ce beau poème sur la neige, présenté en hommage à Clément Marot que j’invite le lecteur à lire ci-contre dans sa totalité. D’autant que ce passé est historiquement aussi lourd de toutes les catastrophes, les barbaries qu’aucun progrès ne peut nous épargner. Ainsi, comme  l’Angelus Novus de Paul Klee que commenta Walter Benjamin [2], la poésie d’Emmanuel Moses se porte vers l’avenir en se tournant vers le passé. Ces « grains dorés du monde » qu’il importe toujours, malgré tout, de sauver.  Car si le paradis est bien derrière nous,

son souvenir nous porte et nous entraîne

Sans lui que serions-nous qu’une bale de blé roulée par le vent ?



[1] Reproduits en noir et blanc, les souvent énigmatiques et très beaux dessins de Frédéric Couraillon, qui accompagnent l’ouvrage, sans en être jamais l’illustration mettent l’accent sur cette ambivalence profonde. À travers le mouvement généralement appuyé de ses formes, les forts contrastes de valeur qui cependant les équilibrent et les multiples suggestions d’espace qui leur confèrent la plupart du temps une dimension cosmique.

 

[2] « Il existe un tableau de Klee qui s'intitule «Angelus Novus». Il représente un ange qui semble sur le point de s'éloigner de quelque chose qu'il fixe du regard. Ses yeux sont écarquillés sa bouche ouverte ses ailes déployées. C'est à cela que doit ressembler l'Ange de l'Histoire. Son visage est tourné vers le passé. Là où nous apparait une chaîne d'événements, il ne voit, lui, qu'une seule et unique catastrophe qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite ses pieds. Il voudrait bien s'attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a été démembré. Mais du paradis souffle une tempête qui s'est prise dans ses ailes, si violemment que l'ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l'avenir auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui s'élève jusqu'au ciel. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès. » Walter Benjamin. Sur le concept d'histoire, IX, 1940. Gallimard, Folio Essais, 2000, p. 434.

 

 

 


mercredi 9 septembre 2020

RECOMMANDATION DÉCOUVREURS. PASTORAL DE JEAN-CLAUDE PINSON.

Paul SIGNAC, Au temps d'harmonie, Lithographie, Houston, Texas.


 Je sais gré, depuis de très longues années à Jean-Claude Pinson, d’avoir, notamment avec Habiter en poète et à une époque où cela ne semblait plus aller de soi, redonné foi en une poésie qui, sans bien sûr oublier les conditions essentielles de sa matière de langue, ne renonçait pas à se vouloir et se chercher toujours au monde, dans un souci permanent non de l’imiter, de le représenter mais de le refigurer de manière intelligente et sensible dans toute la puissance et la portée de l’élan créateur qui pousse l’homme à sortir de soi pour s’inventer une soutenable et vivante demeure. Pastoral que viennent de publier les éditions Champ Vallon, reste dans cette ligne par quoi la poésie, bien au-delà souvent des œuvres qu’elle produit, s’impose à mes yeux comme une politique profonde. Une forme particulière de santé. Á la fois physique et morale. Pour l’individu isolé comme pour la collectivité tout entière qui s’appelle l’Humanité.

En nous ramenant à ce lien essentiel que nous entretenons avec la Nature, envisagée non comme ce pittoresque magasin d’images dont on emprunte la marchandise pour produire des sentiments convenus, mais comme cette puissance traversante de vie dont toute existence sur notre terre enfin procède - Physis ou Gaïa, qu’importe – l’ouvrage de Jean-Claude Pinson fixe à la poésie autre chose qu’une mission. Il en fait une fonction de l’être. Qui à l’intérieur d’un langage de langues qui aujourd’hui séparent peut-être beaucoup plus qu’ils relient, tente de refaire parole ou voix. À la vie, comme au corps, abouchée.

On ne s’étonnera pas alors que les poètes dont nous parle Pinson ne soient pas ces petits « Anacréon de province » qui comme l’écrit Bourdieu voient dans « la reproduction lettrée » l’occasion d’entrer à peu de frais dans ce champ littéraire dont ils convoitent démesurément les rentes symboliques mais des poètes qui se font une bien plus haute représentation de leur travail d’écriture. Car il en va nous dit Jean-Claude Pinson de bien autre chose que de décorer d’illusoire façon les salles du théâtre mondain où nous nous produisons. Il en va possiblement de notre survie. De ce que nous serons capables, nous tristes dissipateurs, de sentir à nouveau, pour les mieux partager, les libérer, de toutes ces énergies dont nous sommes tissés. Qui s’appellent la Vie, la Nature. Dont il faut inventer « ces chants pastoraux nouveaux » écrit-il, dont nous avons tant besoin.

Lire un extrait du livre de J.C. PINSON



vendredi 4 septembre 2020

LIRE ENCORE SHARON OLDS. ODE À MON COU DE VIEILLE.


Comme l’écrit Tristan Hordé dans un article de la revue en ligne Sitaudis [1], les odes de Sharon Olds, du moins une bonne partie d’entre elles, semblent à première vue reprendre la tradition bien connue du blason : Ode au clitoris, Ode au vagin, tels sont en effet les titres des 2 premiers poèmes de ce recueil excellemment traduit de l’anglais (américain) par Guillaume Condello. Toutefois, précise bien Hordé, ces blasons, « écrits par des hommes, presque toujours sur des parties du corps féminin, ce sont avant tout des jeux littéraires, chacun rivalisant d’esprit dans la description. Les odes de Sharon Olds, à propos de l’anatomie des hommes et, plus souvent, des femmes [n’ont] pas seulement [pour objectif] de célébrer le corps, et souvent de manière à choquer le lecteur qui attendrait de l’ode quelque chose de lyrique (définition minimale aujourd’hui du genre), mais de placer les descriptions dans la société contemporaine […] d’écrire à propos de l’expérience humaine. »

L’exemple que nous donnons ici touche d’ailleurs davantage à la tradition inversée du Contre-blason et de façon plus large encore à cette pratique illustrée aussi bien par les Regrets de la Belle Heaulmière de François Villon que par la Vénus Anadyomène de Rimbaud, qui, à l’espace ouvert par le culte idéalisé de la beauté physique oppose avec des intentions diverses, l’exposition le plus souvent poussée jusqu’à la caricature, des laideurs d’un corps soumis aux affres de l’âge ou de la maladie.

Chez Olds, toutefois, le profond matérialisme qui l’anime (voir l’allusion finale aux muses) va de pair avec une perception réellement élargie de son être au monde, qu’elle situe non seulement dans le temps long de la perpétuation de l’espèce (vers 18-19) mais dans celui beaucoup plus vaste encore, cosmique, de la formation de la terre ( voir les métaphores géologiques : synclinaux, anticlinaux, croute terrestre, qu’on aurait tort de simplement lire comme des exagérations comiques).

On regrettera que la pudibonderie toujours à l’œuvre, voire de plus en plus, au sein de l’institution scolaire, empêche que pour les initier à la poésie, un tel recueil soit soumis à la curiosité de nos adolescents qui sûrement y trouveraient bien plus de matière à former avec intelligence leur vision des choses de la vie que dans un certain nombre de textes qui leur sont proposés.



[1] https://www.sitaudis.fr/Parutions/odes-de-sharon-olds-1593754618.php

 



[1] https://www.sitaudis.fr/Parutions/odes-de-sharon-olds-1593754618.php

  

mercredi 2 septembre 2020

LIRE SHARON OLDS ! ODE AUX TRENTE-HUIT DERNIERS ARBRES VISIBLES À NEW YORK DEPUIS CETTE FENÊTRE.

 

Ce monde n’est pas notre monde avec des arbres dedans. C’est un monde d’arbres, où les humains viennent tout juste d’arriver.

Richard Powers, L’Arbre Monde 


J’avais rapidement signalé, je crois, lors de sa récente sortie, l’importance à mes yeux, de la publication par le corridor bleu du premier livre traduit en français de la poète américaine Sharon Olds. Depuis, je constate avec plaisir que cet ouvrage ne laisse pas indifférent et qu’il semble, si l’on en croit les notes de lecture qui lui sont consacrées, trouver dans différents milieux, des lecteurs attentifs. 

Parmi celles qu’il m’a été donné de voir, je renverrai tout particulièrement à la recension offerte sur POEZIBAO par Sébastien Dubois, qui me paraît des plus éclairantes. Je partage en effet l’idée qu’il se fait à son propos d’une « poésie profondément biologique » qui passé le caractère à première vue provocateur des sujets qu’elle aborde va bien au-delà des questions propres à la féminité pour s’élever à une conception des plus élargies de la vie qui ne s’arrête en rien aux frontières de notre petite et si brutale humanité.

Ce que montre bien par exemple et avec la plus grande clarté, le poème ci-dessous que le lecteur de l’ouvrage rapprochera d’un autre texte de la fin du recueil intitulé Ode au pin [1] et que ceux qui également le connaissent ne manqueront pas de relier au fort roman de Richard Powers, l’Arbre Monde dont de nombreuses pages évoquent l’implacable destruction dont furent et sont toujours victimes les arbres dans ces États-Unis qui pourtant leur doivent tellement.

On notera au passage à quel point cette poésie, soucieuse ici de ce qu’on appelle la nature mais qu’il faudrait sans doute appeler simplement le vivant, repose sur une pensée pleinement informée de ce qui la constitue, la fonde et nous relie, historiquement, politiquement, organiquement, à elle. On est loin ici de cette utilisation des mots de la nature comme pâte à modeler ne visant comme le dénonce Jean-Claude Pinson dans Pastoral, qu’un simple effet esthétique.

 

ODE AUX TRENTE-HUIT DERNIERS ARBRES VISIBLES

à NEW YORK DEPUIS CETTE FENÊTRE

 

Mille fenêtres les toisent.

La cime de l’un d’entre eux ressemble à une montagne de granit

qui s’effrite, par strates, en un millier de respirations

chaque jour. Un autre, vu d’en-haut, a l’air d’une bombe,

d’un obus explosant en un millier de pétales.

Celui-là, c’est une florissante colonie de fourmis

vertes, broyant du bois, un millier d’ouvrières ;

celui-ci, on dirait un essaim de chrysalides qui se tortillent,

et cet autre ressemble à l’explosion d’un pétard, vert vif, un

idéogramme chinois nettement

dessiné sur chaque fragment, un millier de mots,

et cet autre encore, à un millier de grues de papier,

émeraudes ou jaunes. Il y a des centaines d’années,

par ici, on utilisait le frêne pour faire

un sucre rude, plus tard pour faire

des battes de base-ball, et de l’autre côté du Pacifique

les États-Unis imprimèrent des silhouettes humaines,

comme des frênes en cendres, sur les trottoirs. Les épines

du févier d’Amérique servaient d’aiguilles, de pointes de lance,

le robinier, de piquets de clôture — et le lièvre

variable, la tourterelle triste, en mangeaient

les graines. Les chênes donnaient des glands, pour manger,

et pour engraisser les porcs — « la loi prévoit

que quiconque détruit ou blesse sans raison

un chêne paiera une amende en rapport avec la taille de

l’arbre et de sa capacité à porter des fruits. »

Maintenant ce que font les arbres, surtout,

c’est : respirer avec nous, nous offrir une respiration

artificielle naturelle.

Ils seront tous coupés à la taille, les branches

partiront avec les jambes et les bras, comme toujours,

dans la broyeuse.

L’orme, qui jadis nourrissait la perdrix et l’opossum,

s’en sort tout seul, tant qu’il le peut encore,

il n’assistera pas au massacre,

il est mort la semaine du décret.

Plusieurs de ceux qui font les décrets vivent à portée de vue

de ces êtres antiques, et l’un d’eux,

qui voit ce bosquet chaque jour, a le

pouvoir d’empêcher ce bûcher, de faire respecter

sa tutelle sur cette tonnelle, sur cette terre

et sur l’air, et sur l’eau, sur ce feu verdoyant.



[1] Qui se termine par ces vers :

Et maintenant j’étais assise juste

à côté de lui, avec l’impression de remonter

d’espèces en espèces, vers le pin et vers

celles dont nous descendions tous les deux, la

fougère, la cellule verte – le soleil,

la matière d’étoiles dont nous sommes faits.

 

vendredi 28 août 2020

POÉSIES SOURDES.

 

« Les paroles elles-mêmes et les langues, indépendamment de l’écriture, ne définissent pas des groupes fermés qui se comprennent entre eux, mais déterminent d’abord des rapports entre groupes qui ne se comprennent pas :

S’il y a langage, c’est d’abord entre ceux qui ne parlent pas la même langue.

Le langage est fait pour cela, pour la traduction, non pour la communication. »

Deleuze et Guattari, Mille Plateaux [1]

 Je dois à mon ami Laurent Grisel qui y a collaboré, d’avoir reçu l’imposant numéro de la revue GPS (gazette poétique et sociale) consacré aux enjeux de la traduction des poésies en langue des signes. Comme la plupart des gens j’ignore tout de ce langage des signes que je ne connais finalement que par la gestuelle accompagnant les discours qu’il m’arrive d’écouter à la télévision. Quant à une poésie propre à la langue des signes l’idée qu’il s’en trouvât une, ne m’avait à vrai dire jamais, mais jamais, effleuré.

 C’est le mérite premier donc pour moi de cette publication dont les éléments ont été collectés par la musicienne Brigitte Baumier, créatrice de l’association Arts Résonnances, que de restituer à des réalités qui jusqu’ici m’échappaient, un peu de leur épaisseur et de leur singulière complexité. Et de vérifier au passage que l’essentiel besoin d’expression de chacun trouve toujours à s’illustrer quels que soient les matériaux particuliers dont il dispose.

 Reconnues maintenant dans le monde comme des langues à part entière et non plus seulement comme simple reproduction d’une langue orale première qu’elles visualisent et gestualisent, les langues des signes ont ceci de particulier qu’à la différence de celles qu’utilisent les entendants, elles se déploient dans le visible et engagent pour cela tout le corps. Ce qui lorsqu’elles se veulent poésie les rapproche de la performance et en rend comme cette dernière la trace, l’archivage plus difficiles. Car même s’il en existe des transcriptions graphiques, les créations d’un poète signeur (c’est ainsi qu’on l’appelle) ne peuvent être conservées dans leur réalité propre que par la vidéo. 

Le lecteur curieux de ces créations découvrira ainsi, grâce à un site internet dédié, accessible dans la revue par un QR code, un monde animé d’une belle vitalité qu’il serait dommage d’ignorer. Mais l’intérêt me semble-t-il de ce onzième numéro de GPS réside davantage encore, comme l’indique d’ailleurs clairement son titre secondaire, dans les réflexions auxquelles conduisent la plupart des articles qui s’y trouvent rassemblés. Comment en effet fabriquer du commun, échanger quand même à travers du langage, quand ceux-ci, celui de l’émetteur et celui du récepteur, présentent des différences aussi radicales de formes. La question comme on le voit déborde largement celle des « poésies sourdes ». 

« S’engager dans cette aventure, écrit Marie Lamothe, dans une contribution justement intitulée L’Intraduisible et l’on ne peut s’empêcher d’évoquer ici le fameux Dictionnaire des intraduisibles publié en 2004 sous la direction de Barbara Cassin, est un challenge pour braver des limites et révéler les capacités insoupçonnées de chaque langue. » Car entre langues des signes et langues des sons la traduction devient un acte poétique à part entière. L’interprète s’y fait « l’interpoète », ce mot-valise résumant à lui seul le champ de tension dans lequel se voit jeté le traducteur qui comprend que la seule façon possible de servir la volonté d’expression de l’autre est de trouver en lui-même de manière intelligente et inventive des ressources on ne dira pas parallèles, ce qui est dans les faits impossible mais le plus possible accordées. Équivalentes. Dans l’ordre de l’idée. Du rythme. De l’intensité. De l’émotion encore qu’elles font advenir. 

On se reportera à la précise synthèse que dressent Marion Blondel et Laurent Grisel des formes de correspondances pouvant être ou pas trouvées entre ces 2 systèmes de langue, au niveau par exemple de la syllabe, des rythmes, du silence pour se faire une idée des défis particuliers que doit affronter qui veut passer entre ces langues et de l’intelligence créative que cette opération réclame. 

Et c’est cela que pour moi je voudrais retenir. C’est que s’il n’existe pas, et c'est heureux, de langage universel capable d’exprimer l’ensemble des expériences partagées par tous les groupes ou peuples de la Terre, cela ne signifie pas pour autant bien au contraire que la traduction soit une œuvre impossible. Aucune langue en fait, comme on le voit bien dans la réalité, n’est incommensurable à l’autre. Ce qui sûrement est vrai, c’est qu’en matière d’échange entre les hommes, entre les êtres, il y a toujours de la perte. Ou de l’excès. En tous cas de l’approximation. Une approximation réellement créatrice qui n’est d’ailleurs pas que le fait de la différence des langues. Tout geste, toute parole, contient de l’indéterminé, du flou, produit comme un remous de connotations dont il est impossible de faire jamais le tour. Ce qui produit le malentendu. La confusion. Certes. Parfois l’enfermement. Mais oblige à penser le geste, la parole échangés toujours comme une approche. Un risque. Un inlassable et généreux cheminement. Que vient récompenser la découverte, à chaque fois, oui, de nouveaux possibles. 

C’est à cela que ce courageux numéro édité par les très contemporaines éditions Plaine page invite chacun d’entre nous.



[1] Cette citation a été placée par les responsables de la revue à la fin de leur ouvrage en guise d’exergue inversé.


 

lundi 24 août 2020

PIÈGES DE LA POÉSIE : POÈMES PHOTOSHOP & PARCOURS DU COMBATTANT.

 

JACQUES MONORY, JARDINAGE N° 17, 1988

Le temps, trop, me fait défaut pour que je puisse toujours témoigner par la publication d’une note de lecture, de ma gratitude à la réception des ouvrages qu’éditeurs ou poètes ont l’initiative de m’adresser. Le temps mais aussi parfois la difficulté, dans un contexte d’excessive complaisance, d’exprimer, sans blesser, les sentiments souvent mêlés que ces lectures avivent. Alors que la critique cinématographique par exemple ou la critique de théâtre peuvent se montrer mordantes parfois jusqu’à l’extrême, il semble qu’on ne puisse parler de poésie qu’en termes dithyrambiques et que cette forme qui se veut la plus exigeante au niveau de sa parole propre n’accepte pour en rendre compte qu’un minimum de franchise. Un discours le plus souvent rapide, complaisant et déguisé.

 

Pour me faire mieux comprendre je prendrai deux ouvrages sur lesquels je repousse depuis plusieurs semaines le désir de dire, sincèrement, quelques mots. Et dont je sais qu’ils ont donné naissance à bien des commentaires dont j’ai pu suivre la trace par la magie de plus en plus efficace du net et des réseaux sociaux.

 

Le joli petit ouvrage d’Estelle Fenzy, d’abord, Le chant de la femme source, amicalement adressé par son éditeur Michel Fiévet, me confirme dans ce que je pense de la poésie de cet auteur, représentative d’une foule de courtes productions qui ne cessent de s’enfermer dans le vocabulaire étroit de la belle nature pour y épancher de façon aimable une sentimentalité respectable certes mais n’ouvrant sur rien de nouveau, de singulier. Le mérite d’Estelle Fenzy est ici celui d’une excellente fabricante qui donne au lecteur peu au fait des avancées de l’écriture poétique de ces dernières décennies, ce qu’il continue d’attendre : des évocations idéalisées, séduisantes, harmonieuses, d’états d’âme attendus lui permettant de se projeter dans un univers factice de concetti qui ne sont pas sans talent, je veux bien, mais dans lesquels le signe l’emporte toujours sur le sens, la manière en fait sur l’idée [1].

 

Ainsi par exemple ce poème :

 

Par longue pluie

 

la rivière

se cabrait se cambrait

lavait ses rubans

gommait ses berges

cousait des draps neufs

dans les roseaux

 

Se déprendrait-elle de nous

 

Il manquait une hirondelle

pour écrire notre histoire

 

Le gros livre de Pierre Vinclair, La Sauvagerie, qu’il a pris soin de m’adresser bien avant sa sortie publique est de tout autre facture, ayant retenu bien davantage mon intérêt, attentif que je suis au travail en profondeur de son auteur qui mène dans le champ poétique actuel un triple voire quadruple travail d’auteur, de critique, de traducteur, que sais-je encore, de responsable de revue et de maison d’édition… L’ambition particulière de ce qu’il nous présente aujourd’hui comme « une épopée totale concernant l’enjeu le plus brûlant de notre époque, la crise écologique, la destruction massive des écosystèmes », reposant sur rien moins que cinq centaines de dizains dont cinquante commandés à autant de poètes contemporains francophones et anglophones, mériterait de ma part une étude infiniment plus fouillée que celle que je m’apprête à donner ici. Qu’on se rassure, la prise que Pierre Vinclair a fini par s’assurer sur le champ poétique actuel fait que son livre n’est pas à court d’échos et de commentaires auxquels on se reportera pour en savoir davantage. Mon propos n’est ici que d’expliquer les raisons qui m’ont retenu d’en faire plus vite état alors même que je pense bien m’être, un des premiers et la plume à la main, penché sur la totalité des poèmes dont ce livre est composé. Pierre Vinclair se réclamant ouvertement de la Délie de Maurice Scève (1544) on m’autorisera de partir d’un passage du Courtisan (1528) de B. Castiglione que m’a tout récemment rappelé une intéressante étude menée sur l’art du portrait dans la première moitié du XVIème siècle, pour faire comprendre ici, de rapide façon peut-être, ma pensée : «Pour avoir souvent réfléchi à l’origine de cette gracia, en laissant de côté ceux qui l’ont obtenu du ciel, j’ai conçu – écrit le diplomate italien - une règle universelle [...] qui consiste à fuir autant que possible l’affectation comme un écueil aussi acéré que dangereux ; et, pour employer peut-être un terme nouveau, user d’une certaine sprezzatura, qui dissimule l’art et laisse entendre que tout ce que l’on fait ou dit est venu sans effort, presque sans y penser. C’est de là, je crois, que provient la gracia. Chacun sait bien que les choses rares et bien faites sont difficiles, de sorte que la facilité en elles engendre l’émerveillement. Et au contraire, faire des efforts et, comme on dit, tirer par les cheveux, créé beaucoup de disgracia et fait accorder peu de mérite à une chose aussi grande soit-elle ». Oui, si le Chant de la femme source en fait trop dans la « grazia », si bien que par rapport à la réalité crue il fait l’effet pour moi d’une photo complètement retouchée sur Photoshop, La Sauvagerie assurément n’en fait pas tout-à-fait assez, sollicitant sans répit l’attention critique de son lecteur, mobilisant quantité de savoirs linguistiques et culturels qui peu à peu l’écrasent. Surtout, à vouloir systématiquement s’enfermer sans renoncer pour cela à la liberté de sa phrase, dans le cadre d’une forme fixe à vers comptés, décasyllabes et alexandrins, cette poésie conduit à des contorsions dont aucune sans doute ne manque d’intérêt mais dont la multiplication fatigue. On me dira bien sûr que la sauvagerie n’a que faire de plaire et de séduire autrement que par son caractère âpre, farouche, hérissé. Et que l’objectif que son auteur fixe à la poésie l’écarte résolument de toute ambition de simplement plaire et servir d’aliment à ce désir mondain de distinction par la culture auquel se réduit trop souvent notre goût affiché des arts et de la poésie. Certes, mais n’y-a-t-il pas quelque contradiction dans le fait d’enrôler la poésie au service d’un « combat » jugé à juste titre essentiel, d’envisager à partir d’elle la possibilité « d’un avenir commun – sur la Terre qui nous doit être, comme la Délie pour Scève, l’objet de plus haute vertu » et du même mouvement, distraire de cette armée de lecteurs de bonne volonté qu’il faudrait pour cela sensibiliser, le plus grand nombre, rebuté par l’excès d’intellectualisme, la multiplication des événements de prosodie et de langue qui sacrifie malheureusement souvent la fin au profit des moyens.

 

Je sais que pour Pierre Vinclair dont j’ai lu avec beaucoup d’intérêt le livre qui double chez Corti la parution de la Sauvagerie [2] que la lecture relève d’un « corps à corps avec le texte, où la noyade (dans la matière verbale) est toujours possible et dont il faudra sortir vainqueur si l’on veut continuer son expérience », mais si j’admets aisément que toute lecture authentique relève d’un travail étroit et parfois difficile de co-construction du sens, je n’aime pas trop l’idée de cette épreuve de force qui sous-tend l’image de l’auteur. Et fait de la lecture l’équivalent d’une course d’obstacles. Tous les lecteurs ne sont pas des champions. Ne sont pas des héros. Et tous ne tiennent pas non plus à tester dans les livres l’endurance et la fermeté de leurs muscles mentaux.

 

Reste qu’à la différence des œuvres comme celle d’Estelle Fenzy, les ouvrages du type de celui de Pierre Vinclair méritent largement qu’on s’y intéresse. Ne serait-ce que par la solidité et l’ampleur des éléments de réalité concrète qui lui servent de matériaux et contribuent à nous permettre d’élaborer, sans illusion, une pensée à la fois large et profonde des problématiques les plus vraiment inquiétantes du temps. Dans une conscience aiguisée de la fragilité de notre séjour, à nous humains, sur cette terre, que des siècles et des siècles de civilisation ne nous ont pas appris – ce serait plutôt l’inverse – à voir pour ce qu’elle est : non pas un monde pour l’homme avec de la nature dedans, mais un monde de vies multiples, pour la plupart bien plus anciennes et peut-être intelligentes que les nôtres, que nous sommes venus impudemment saccager.



[1] Je sais bien sûr qu’on ne fait pas de la poésie avec des idées mais avec des mots. Encore faut-il à ce sujet bien s’entendre. Cette boutade de Mallarmé à son ami Degas ne signifie pas que la poésie n’a rien à voir avec les idées, ce qui serait absurde. Simplement, pour le dire vite, que le poème à la différence de ce qui se passe dans l’utilisation courante du langage laisse l’initiative aux mots, créateurs d’idées si possible nouvelles au lieu de ne voir en eux que les matériaux d’une simple traduction de la pensée.

[2] Agir non agir, éléments pour une poésie de la résistance écologique, éditions Corti, 2020.



samedi 22 août 2020

FLUIDES EN MOUVEMENTS. SUR JEAN TARDIEU ET LA LECTURE.

Reprise d'un article publié sur ce blog en juillet 2016.

Dans une réflexion que l'on trouvera dans les premières pages du Miroir ébloui, (Gallimard, 1993) qui réunit la plupart des textes qu'il a écrits sur l'art et les artistes, Jean Tardieu évoque ce vertige du regard que suscite chez lui la rencontre avec certaines œuvres picturales, cette façon ambiguë qu'elle a, tout à la fois, de nous déranger et aussi de nous combler. C'est qu'en remuant la poussière de nos habitudes mentales (…) les formes, les couleurs, les sons qui nous fascinent (…) réveillent la splendeur des images, le murmure des rumeurs ensevelies au fond de notre mémoire obscure. Et c'est bien, selon lui, dans le trouble de cette expérience à la fois intime et profonde que doit se chercher la vocation essentielle de l'œuvre, aux antipodes de toutes les conceptions académiques de l’Art, avec ses notions périmées de l’« imitation » du réel, de la domination d’une « beauté ».
Plus loin, dans l'avant-propos des Portes de toiles qui se situe dans le même volume, il revient sur le double pouvoir d'envoûtement que possèdent ainsi les œuvres picturales. Par leur réalité de matière d'abord, par leur puissance, ensuite, de surrection de nos imaginaires, elles constituent, au-delà de toute syntaxe établie, comme l'avant-scène d'un théâtre, le point de passage d'une parole qui agirait "sans le secours des mots" mais "avec une telle abondance, un tel don de persuasion et de surprise que nous en avons souvent le souffle coupé".

mardi 30 juin 2020

ÉLARGIR NOTRE MERVEILLEUSE CAPACITÉ DE PAROLE. DOSSIER FINAL D'EXTRAITS POUR LE PRIX DES DÉCOUVREURS 2020-21.

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Oui, comme nous l’écrivions l’an dernier, nous avons besoin de parole. C’est la vie. Et c’est le propre des poètes ou de façon plus générale de ceux qui entretiennent une relation dynamique au langage que de témoigner de cette nécessité profonde. Cela n’est-il pas merveilleux de réaliser que nous  sommes dans tout le vaste univers connu, la seule parmi ces millions et ces millions, ces milliards, peut-être, d’espèces vivantes, la seule à disposer de cette capacité de prolonger notre existence en paroles. Des paroles qui nous survivent. Et que pour les plus abouties d’entre elles et les plus nourrissantes, nous pouvons nous transmettre de générations en générations.

Mais cette capacité de paroles n’est en fait que l’une des manifestations de notre besoin plus large non seulement de nous représenter  les choses ou de nous exprimer mais par l’intermédiaire de nos facultés créatrices de libérer, augmenter, intensifier, exalter, comme l’écrit le philosophe Paul Audi, notre sentiment d’exister. Sur tous les plans où se joue en nous et dans le monde nos communes et singulières destinées.

C’est pourquoi on trouvera ici en lien toujours avec les extraits des ouvrages que nous avons sélectionnés toute une série d’oeuvres à découvrir et de questions à explorer. Rien n’est plus mortel pour l’intelligence que de s’enfermer dans des catégories. Ou des définitions. Catégories, définitions ne sont utiles que pour aider l’esprit à s’orienter. Une fois que l’on a regardé son plan, il importe de regarder la ville . Se perdre dans ses quartiers. S’imprégner de leurs différentes atmosphères. Ne jamais se contenter des visites guidées des principaux monuments.

On le voit. Le Prix des Découvreurs n’est pas un prix de poésie comme les autres. Son ambition est grande. Elle vise à aider ceux qui ne se contentent pas des formules toutes faites, à se construire et à inventer toutes sortes de parcours qui leur donneront non seulement de la poésie mais de l’art et de la culture une conception plus large, accueillante et vivante. Qui les amène à se constituer, dans l’écoute, l’échange, le partage des interrogations et des curiosités, en Sujet, non seulement rationnel mais aussi créatif et sensible, de leur propre parole, de leur propre existence.

Merci par conséquent à ceux qui rendent cette aventure possible : la Ville de Boulogne-sur-Mer qui nous soutient depuis toujours de diverses manières,  le Rectorat de Lille qui fait de notre action l’un des éléments de sa politique d’action culturelle et éducative, nos amis professeurs de lettres et documentalistes ainsi que les chefs d’établissement qui nous ouvrent leurs classes et bien entendu à nos amis poètes, écrivains, éditeurs et artistes qui s’impliquent avec générosité dans ce défi lancé à l’étroitesse présumée des temps.



jeudi 25 juin 2020

CAHIER D’EXTRAITS PRIX DES DÉCOUVREURS 2020-21. DIT LA FEMME DIT L’ENFANT DE CHRISTIANE VESCHAMBRE.

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Nous voici donc arrivés au tout dernier Cahier d’accompagnement de la sélection 2020-21 du Prix des Découvreurs. Point final ou presque d’un long travail qui nous aura occupé durant bien des semaines. Nous terminons avec le beau livre de Christiane Veschambre, paru aux éditions isabelle sauvage, dit la femme dit l’enfant. Nous aurions bien aimé proposer pour la découverte d’autres passages de cet ouvrage susceptibles d’éveiller davantage encore d’échos chez de jeunes lecteurs préoccupés d’abord d’eux-mêmes et du monde dans lequel ils croient vivre. Seulement, il nous a semblé impossible de les faire entrer dans le livre autrement qu’en les plaçant sur le seuil imaginé par son auteur.

Pour ce qui est de l’accompagnement artistique et culturel qui est le signe distinctif de ces Cahiers, nous avons encore une fois privilégié peinture et arts plastiques en proposant à la découverte le travail d’un peintre méconnu de la première moitié du XXème siècle ainsi qu’une réflexion sur le cadre et le trompe-l’œil. Tous les liens actifs de ce Cahier seront visibles et rendus actifs sur CALAMEO qui a l’inconvénient toutefois de ne pas être téléchargeable. Le PDF correspondant peut l’être sans difficulté, les liens quant à eux n’apparaissant qu’au passage de la souris.


lundi 22 juin 2020

POURQUOI NOUS DEVONS LIRE JACQUES PAUTARD.


Une photo que le papillonnage plus ou moins régulier que je pratique sur Facebook m’aura mis sous les yeux m’a récemment rappelé le livre de Jacques Pautard, Grand Chœur vide des miroirs, que je tiens pour une de ces œuvres rares qui en dépit de leur imperfection possède une force à laquelle atteignent malheureusement peu d’ouvrages. C’est notre fierté aux Découvreurs que d’avoir sélectionné il y a quelques années ce livre dont j’ai aussi pu éprouver, pour en avoir publiquement lu quelques extraits lors d’interventions diverses, la bouleversante puissance d’expression à laquelle il s’élève. L’existence de Jacques Pautard fils d’un soldat noir américain et d’une petite paysanne de l’est qui aura dû le placer comme on dit dans des « institutions » ne pourra, aujourd’hui que chacun se voit interpellé par media interposés sur la question du racisme, qu’être pour ses lecteurs l’occasion de creuser un peu plus cette question dont il donne des clés pour l’envisager de façon moins simpliste.
J'espère que la reprise sur mon blog actuel du long article que je lui ai consacré il y a plusieurs années, amènera quelques lecteurs à s'intéresser à ce livre qui vraiment le mérite. 

Ne cherchons pas à le nier: le livre de Jacques Pautard ''Grand chœur vide des miroirs'' (aux éditions Arfuyen), n'est pas un livre totalement abouti. Long, parfois difficile à suivre et inutilement abstrait dans certaines de ses formulations, cet ouvrage risque de rebuter nombre de lecteurs qui ne parviendront pas non plus peut-être à digérer les pourtant puissantes et singulières métaphores qui en soulèvent constamment la langue penchant, par ailleurs, assez peu vers le chant.

Si pourtant nous avons trouvé nécessaire d'inclure cet ouvrage dans notre sélection 2015-2016 du Prix des Découvreurs c'est qu'au-delà de ce que le lecteur pourra - à plus ou moins juste titre - lui reprocher, ce livre reste porté par une nécessité vitale, un questionnement intime de soi-même et du monde dont il existe, je crois, peu d'exemples aussi forts dans la production poétique actuelle. Le lecteur qui en aura le courage - car il faut du courage pour lire de vrais livres - se rendra aussi compte que l'ouvrage de Jacques Pautard, issu d'un douloureux combat pour se découvrir lui-même, aborde des questions qui pour n'être pas d'aujourd'hui, sont cependant devenues parmi les plus pressantes et oppressantes du jour.

Lucien Wasselin a rendu compte dans une note de lecture de la structure générale de Grand Chœur vide des miroirs. Il a bien rappelé l'importance pour la compréhension de ce livre de l'histoire particulière de son auteur. N'y revenons pas. Toutefois je crois que Lucien Wasselin se montre un peu rapide lorsqu'il tend à ramener la rage d'expression de J. Pautard à son caractère métis, au racisme qu'il a eu à affronter du fait de ses origines. Certes, comme l'écrit Wasselin, le poème intitulé Mélanine évoque bien l'importance qu'aura eu dans la destinée de l'auteur le fait d'avoir été, dès sa naissance, perçu différent des autres et de là nié en tant qu'égal et que personne. Ou plus terriblement encore en tant qu'être. Mais ce que ne voit pas Wasselin, c'est que le racisme qu'il incrimine n'en fournit pas l'explication finale. Il n'en est que le révélateur. L'un de ses plus visibles et plus écœurants symptômes.

En fait ce que nous dit et répète J. Pautard tout au long de son livre c'est que l'homme, tous les hommes, souffrent de cette caractéristique fondamentale de leur nature qui est d'être divisée, réfléchie. Et de ne percevoir leur être, qui est esprit mais aussi chair, qu'à travers l'artifice des représentations. Qui ne sont que mirages. Théâtre. Faussetés. Impostures. À cette condition originelle qui est de ne pouvoir s'être jamais qu'en conscience, en mots, en images et jamais en réalité, nul n'échappe. Du coup nul se sait jamais ni ne saura, qui il est, réellement. Son être lui restant toujours à construire à travers de nouvelles et fuyantes représentations. Qui lui compose ce grand chœur vide et fallacieux de miroirs qui donne son titre au livre.

Le raciste, dans cette optique, est justement celui qui replié sur son triste mais avantageux lot simplifié et caricatural d'images les confond avec la réalité et habitant, sans distance aucune, le sentiment d'existence pleine et entière qu'elles lui apportent, assigne l'autre à la prétendue infériorité que son esprit captif l'amène à voir en lui. Ce par quoi, pour sa part, il échappe à l'inquiétude fondamentale et permanente d'être.

Une fois cela posé qui fait je crois le fond structurant de la pensée à l'œuvre dans Grand chœur vide des miroirs dont le long texte intitulé Lanterne magique montre bien qu'il possède une visée tout autant anthropologique que biographique, on comprendra plus facilement les textes différents dont se compose l'ouvrage. Et tout particulièrement l'opposition qu'établit l'auteur entre ces deux centres urbains privilégiés de son histoire que sont la ville de Vesoul dont il brosse le portrait des pages 65 à 95 et celle de Paris sur laquelle se recentre sa réflexion, à la fin de son livre, sur près d'une soixantaine de pages ( p. 123 à 192 )

Vesoul, la petite ville où Jacques Pautard aura vécu - en maison de correction et en apprentissage - une bonne partie de son enfance et de son adolescence, est précisément pour lui le lieu où il aura principalement fait l'expérience de la volonté des autres de l'enfermer, de le nier, dans les images. Ville naine écrit-il petite ville qui ment ! si lamentablement, si désespérément qu'il en viendrait même à vouloir la consoler , n'était qu'à la différence de Paris, Vesoul, comme toutes les petites villes étriquées, bien pensantes, honnêtes, de la terre, enfermées dans leurs certitudes, leurs croyances arrêtées, n'a fait par sa sournoise charité que répondre à ses plus vertes espérances, en le clouant sur sa croix plus sûrement que la haine, en l'établissant inférieur mieux que le pire apartheid.

Ce qui sauve en revanche Paris, ville par excellence du théâtre, n'est évidemment pas son innocence. C'est l'énergie libératrice, qu'artiste en beaux mensonges et martyre en vérités nues, cette ville inconciliée met à jouer de la multiplicité de ses visages, sans jamais s'arrêter ni se figer, acceptant magnifiquement d'être, quant à elle, ce faux seul, par lequel, nous dit l'auteur, vivre s'habite.
C'est ainsi que Paris aura pu être pour Jacques Pautard une expérience majeure de conquête et de compréhension, d'affirmation de lui-même. Cette conquête dont Grand chœur vide des miroirs dessine en creux l'histoire, aura cependant commencé à l'intérieur même déjà de cette maison de correction que dénonce avec force l'un des plus beaux textes du livre intitulé Les Cœurs verts, qui rappellera peut-être à certains ce livre majeur écrit il y a une trentaine d'années par Marie Rouanet, intitulé Les enfants du bagne. Elle aura commencé par le simple éveil de l'intelligence nue prenant conscience de la perversité des éducateurs sadiques. Elle se sera prolongée dans l'amitié grave liant entre elles les victimes de leur cruauté. Se sera élargie en solidarité à tous les sangs humiliés répandus à travers le monde. Car c'est en bas, tout en bas du monde écrit Jacques Pautard que s'apprennent au réel les solidarités humaines (p. 40 ). Et qu'apparaissent parmi ces garçons de force et d'affection sans autres bornes que leur corps (…) ce qu'il est de plus redoutable et de plus précieux aux cités: des gens capables d'engager entièrement leur existence, de prendre vraiment à leur compte le défi d'être des hommes.

Ces tout jeunes êtres niés, que la société veut réduire à leur seul usage pratique ( p. 47 ), en faire les serfs, le bétail que le monde les désirait, ont aussi faim, nous affirme Pautard, de beauté et de pensée. Et c'est, à nos yeux, l'un des mérites fondamentaux de son livre que d'évoquer l'importance vitale que la découverte d'œuvres littéraires et artistiques insoumises comme celles de Rimbaud de Van Gogh mais aussi de Marx, de Gauguin, de Cézanne ou de Picasso eurent pour lui et certains de ses camarades. Cette capacité des grandes œuvres et du savoir à "désemmurer" les esprits, à leur ouvrir des routes, Jacques Pautard craint toutefois qu'elle ait disparu, tant nous dit-il nous avons tout sacrifié de nous aujourd'hui à l'Amérique. Tant aujourd'hui du ciment dont on ouvrait autrefois des fenêtres on dresse aujourd'hui des murs. De même que semble avoir disparu l'ouvrière amitié de la mécanique. La possibilité aussi d'une vie à la seule force de ses bras. Ou d'une vie comme il la célèbre dans le premier et le dernier des textes de son livre, vouée tout entière à l'invention de la route. À cette mise en chantier permanente de soi avec le monde dont elle est, merveilleuse, la chance.

Reste nous dit cependant Jacques Pautard, la poésie qui est une autre façon de prendre aujourd'hui la route. Peut-être. Mais quand on voit le peu d'influence qu'elle exerce, le peu de temps qu'on lui consacre, la superficialité des commentaires que les rares "spécialistes" ou amateurs lui accordent, on peut se montrer un peu moins optimiste. Surtout quand on voit comment aujourd'hui s'est renforcée me semble-t-il la capacité de l'époque à étiqueter chaque chose. S'enclore dans les bien-pensances. Développer ses techniques subtiles de manipulations. En faisant croire à chacun qu'il est. Qu'il existe. Et, unique, qu'il compte ! Quand il n'est que compté. L'ombre même d'un nombre.

On aurait bien des choses à dire sur le livre de Jacques Pautard dont la lourdeur parfois extrême n'empêche heureusement pas de laisser passer le souffle éprouvé et toujours urgent de la vie. Chose aujourd'hui qui n'a pas de prix. Aussi lui souhaitons-nous de trouver ses lecteurs. Qu'il ne devrait pas laisser indifférents. Car, non seulement ce livre est un réquisitoire terrible contre tout ce qui, depuis toujours, constitue le crime toujours insuffisamment pensé de l'homme contre l'homme, une recherche obstinée de compréhension et de construction de soi par delà l'impossibilité reconnue d'y parvenir jamais, mais c'est aussi le poignant et vibrant témoignage d'une vie qui ne se sera jamais résignée et à travers laquelle chacun, qu'il soit victime ou bourreau potentiel, aura sa part encore, noire ET blanche, à reconnaître. À surmonter.