jeudi 25 mai 2023

RECOMMANDATION DÉCOUVREURS. LE TEXTE IMPOSSIBLE D’ALAIN ROUSSEL AUX ÉDITIONS ARFUYEN.

 

Bien des fois, au cours de mon enfance, j’ai dû croiser Alain Roussel, dans ces rues de Boulogne où nous sommes nés à quelques mois d’intervalle. Sans doute avons-nous partagé les mêmes instituteurs de l’école Cary, tremblé devant le même Monsieur Bourguignon, son austère Directeur, que toute la ville pouvait reconnaître, été comme hiver, à son duffle-coat jaune, mais fréquentant des classes différentes, nous ne fîmes finalement connaissance que des siècles plus tard, à Rennes où la Maison de la Poésie m’avait invité à faire un soir lecture. Depuis nous correspondons un peu. Échangeons quelques livres. Quelques notes de lecture. Alain étant comme moi attentif tout autant au travail des autres qu’à ses propres créations.

Le Texte impossible,  qu’il vient de redonner aux éditions Arfuyen, après l’avoir publié en 1980 dans une collection confidentielle publiée par Pierre Vandrepote qui fut, lui, son camarade d’école et toujours aujourd’hui son ami, me fait comprendre ce que j’ai perdu à ne pas l’avoir pratiqué davantage. Car ce texte d’une langue admirable, d’une singulière puissance d’expression me fait penser que la fréquentation plus intime, dans mes jeunes années, de son auteur, n’aurait sûrement pas manqué de me faire découvrir bien des choses.

Certes, aujourd’hui, en 2023, les problématiques de fond qui emportent ce Texte impossible ne paraissent plus aussi neuves qu’elles l’étaient il y a plus d’une quarantaine d’années. De même l’hymne surréalisant à la femme perdue et trop ardemment aimée risque avec aussi l’érotique obsession qui l’accompagne de ne plus trop cadrer avec les formules souvent beaucoup plus froides, ironiques, humoristiques, décalées ou mièvres, c’est selon, de l’époque. Toutefois, l’élan, l’énergie, ce que j’appellerai le puissant foyer de combustion qui alimente de l’intérieur ce texte dont l’intensité, comme l’inventivité, semblent ne jamais devoir fléchir, en font un objet de lecture qui impressionne toujours. Et retient.  Me subjugue.

Mais présentons rapidement cet ouvrage superbe. Se retrouvant pour une raison inconnue à Arles dans le courant des années 70, l’auteur qui n’y connaît apparemment personne ressent l’impérieux désir d’écrire mais sans se donner à l’avance de projet particulier. Écrire pour écrire en quelque sorte. Comme pour habiter un nouvel élément. Éprouver sa liberté au sein d’un autre espace où exister davantage. Très vite cependant cet espace prend la forme, à travers diverses images de rencontre et mêmement fantasmées, d’une femme réelle, naguère aimée et désormais dans l’écriture, aussi hors d’atteinte que cet « amor de lonh », cette belle dame de Tripoli, chantée jadis par le bordelais Jaufré Rudel. Sauf qu’ici l’intervalle, l’espace, dont il est principalement question, relève apparemment moins du temps que du mode d’existence qui se trouve envisagé. La distance tenant à ce qui pour l’auteur sépare les mots de la vie, l’existence au cœur de l’écriture, de la quotidienne banalité du vivre. On ne le sait que trop, les mots ne sont que des directions. Ils ne sont pas la vie dont ils procèdent ou qu’ils voudraient, tour à tour, phrase après phrase, rejoindre. Savants ou maladroits les mots ne sont qu’intermédiaires. Porteurs de communes significations ils jouent des partitions qui trop largement excèdent, étouffent, effacent, la singulière, irréductible et foncièrement secrète, impartageable musique de nos vies. Toutefois, l’artiste qui a le pouvoir de désengluer les mots - ces mots dont Michaux disait qu’ils étaient ses « collants partenaires » - pour les rendre autrement poreux au réel contre quoi son désir, toute son énergie butent, ne connaît pas que l’insatisfaction que ne peut manquer de susciter son impossible entreprise. Celle-ci lui permet aussi, parfois, d’éprouver le sentiment d’être autrement vivant, autrement éveillé, infiniment plus présent au monde et à lui-même que la troupe malheureuse de ceux qui ne connaissent des mots que leur sens arrêté.

Alain Roussel connaît bien cela. L’écriture pour lui a la puissance d’emportement des marées rongeant inexorablement le pied rocheux des falaises. Et quand vient le moment du reflux, qu’il lui faut aussi bien comprendre que la formidable énergie qui s’est dépensée dans les phrases n’aura simplement fait rouler que quelques pierres, briller, luire, quelques rochers que le vent aussitôt va se remettre à sécher, s’il a bien conscience alors des limites, « de l’impasse que constitue toute écriture » ce n’est pas sur un cruel sentiment d’échec qu’il met un point final à son texte impossible. C’est sur le sentiment profond que c’est peut-être ainsi que pour lui tout commence. Et qu’alors peut se mettre en place, « enfin le texte de la vie ».

EXTRAIT

La peur, c'est en effet la peur qui pousse l'homme à parler, à se retrancher dans des forteresses de mots, à se cacher derrière les épaisses cloisons du verbe, peur de perdre son identité, peur du vide, peur de partir à la dérive, épave au milieu des récifs, entraînée vertigineusement vers le gouffre, gouffre d'un texte que ton corps lie inexorablement à la vie en ce qu'elle a de plus intense et de plus précaire, gouffre qui est comme une bouche avec laquelle tu cries quand tu t'abandonnes à ma caresse. Et soudain le texte se déchire dans tes yeux pour m'ouvrir un passage par lequel je cherche à te rejoindre sans le pouvoir autrement que par la métaphore, même si je te fais l'amour, t'admirant à distance, certes prenant mon élan sur les mots mais non pas vers toi, allant de mots en mots dans les mots au fil de la phrase, mots qui n'ont d'autre but que de survivre face à la mort qui les guette depuis Babel. La fin du texte, ce pourrait être aussi ce silence qui rôde autour et dedans, cet impossible à dire et qui pourtant existe. Peut-être faudrait-il brûler tous les mots pour que le non-dit se profile (disant cela, je ne puis m'empêcher de penser à Masahide: « Mon magasin ayant brûlé de fond en comble, plus rien ne me cache la vue de la lune qui brille »), le texte dilué lentement dans le silence, dans l'innommable où tu disparais à ton tour, brouillant toutes les pistes. Tu tombes et je ne peux te suivre.

Pages 72-73

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